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BOLIVIA

Dernière mise à jour : 7 déc. 2020




Bandas

Qui n’a pas vu une «Banda» de six mille musiciens, la plus grande au monde, ne peut imaginer la démesure de ce rassemblement populaire, devant «el Señor Présidente» Evo Morales su mismo, le président en poncho et sans cravate. La pression de la foule est telle qu’on ne peut approcher d’aucune part, il faut juste se lever tôt pour être dans les premiers. Ce n’est pas tant pour la musique elle-même, sauf à être un fanatique de fanfares, ni pour le concours de Bandas qui suit: chacune doit interpréter les deux mêmes morceaux, sur douze heures ça devient vite lancinant.


C’est pour le gigantisme de la manifestation, la ferveur populaire de ce pays qui accède pour la première fois de son histoire à un pouvoir indigène qui lui a été confisqué depuis le dernier Inca, Atahualpa. Avec le soleil qui brûle, la foule, les bombes à eaux qui fusent de toute parts, les enfants comme les adultes armés de puissants fusils à eau, précis à dix mètres. Les garçons mènent une guerre sans merci aux filles qui semblent en rire, juste retour des choses elles s’y mettent aussi, le gibier devient chasseresse. Comme l’industrie des bombes à eaux est florissante, elle génère celle des ponchos en plastique imperméable. Tout est bon pour gagner quelques bolivianos, mais gare aux appareils photos.



Tradition

Musiciens et danseuses sont venus de toutes les communautés indigènes de la région, pour une cérémonie à la gloire de la Pachamama, la déesse terre, qui leur assurera récoltes et abondance. Leurs danses traditionnelles et leurs tissus caractérisent chaque village, qu’un œil averti reconnaît au premier regard. Ils se prosternent devant les plus hautes autorités indigènes, mâchent la coca et arrosent leur récolte de lait fermenté et de bière. Il n’y a pas de touristes, c’est le cœur de la Bolivie, ça vient du fond des temps. Demain ils défileront sur le trajet de la Diablada, mais aujourd’hui la cérémonie a lieu dans un quartier excentré de la ville, en petit comité, loin des caméras. Fébrilité La nuit, au hasard des rues, vous rencontrez des processions de flûtes et tambours précédés de soixante danseurs, des fanfares avec cent gamins survoltés de six à quatorze ans, à l’énergie farouche. Toute la ville vibre, fébrile.


Ils ont tous les âges: des bébés de cinq ans, des anciens, des jeunes et moins jeunes, toutes générations confondues comme nous ne savons plus le faire. Tout le monde danse ou joue, même les éclopés en fauteuil roulant, même les étrangers débarqués il y a trois mois pour apprendre les pas. «Il y a deux Allemandes et une turque, ma fiancée» me dit fièrement un jeune homme en t-shirt, malgré le froid de la nuit. «Les Orurenos n’ont jamais froid» ajoute-t-il. Nos canons tyranniques de la beauté n’ont pas court ici. Les boliviens des hauts plateaux sont petits, trapus et résistants, adaptés aux conditions climatiques redoutables qu’ils affrontent. Comme chez nous ça commence à changer: les danseurs de l’université de Cochabamba sont grands, beaux, athlétiques, les filles sont plus longues et plus minces. Hygiène de vie, santé et alimentation riche, le bolivien «type» change, le potentiel génétique recèle des ressources insoupçonnées.



Répétition générale

El "ultimo convite" Une manifestation d’une ampleur telle que la "Diablada" ne se conçoit pas sans une répétition générale : quarante groupes de cinquante à cent danseurs et danseuses défilent, chacun devant une fanfare, dansant sur trois kilomètres, depuis sept heures trente du matin jusqu’à deux heures le matin suivant, à travers une foule si dense qu’il faut parfois l’ouvrir en force. Ils dansent des heures durant sous un soleil d’acier. Soudain le ciel se couvre d’un nuage noir qui bientôt se déchire : fouettés par le grésil les danseurs hésitent, puis ils redoublent d’énergie. Les trombes d’eau soudaines qui suivent la grêle les trempent mais ne les arrêtent pas, pas plus que les fanfares. Ils ne danseront pas jusqu’à l’épuisement : ils paraissent inépuisables. S’ils finissent tous leur parcours à genoux, c’est dans le cœur du sanctuaire et devant le prêtre qui leur fera jurer de danser de toute leur âme, avec foi et allégresse, de se conduire avec droiture et solidarité envers époux et épouses, en bons compagnons et bons chrétiens.



Carnaval

La Diablada est l’évènement de l’année. Les danseurs investissent une fortune pour leurs costumes, ils paient très cher les fanfares: six mois de salaire de base pour deux jours de liesse. Peu leur importe la dépense. Après Oruro ils iront danser à La Paz et à Cochabamba. C’est un acte de foi, un hommage fervent à la «Virgen del Socavon», la vierge de la grotte qui protège les mineurs et leur ville, mais aussi un rite initiatique, un défi lancé à soi-même, danser au-delà de ses limites, et une grande jouissance. Certains finiront portés, quelques autres les pieds en sang, mais qu’importe, tous ont un visage radieux au-delà de l’effort.


Amateurs délicats s’abstenir: le soleil brûle même à travers les nuages, près d’un million de spectateurs sont serrés, debout, dansant sur place pendant deux jours sur des gradins précaires qui semblent ne tenir que par miracle, et qui tiennent. Brûlés et assoiffés mais bombardés de «globos», c’est un déluge de bombes à eau, de bombes de mousse aérosols et de fusils à eau. Les gradins se font face, de part et d’autre de la rue, entre deux passages de groupes de danseurs la guerre de l’eau éclate, la rue se transforme en ruisseau boueux. Comme la bière elle aussi coule à flot, le jeu tourne parfois au pugilat, d’autant que, faute de temps ou de prévoyance, les barrières de protection ne sont pas posées partout. Dans ces passages, la foule coule comme une hémorragie que la police et l’armée sont impuissantes à arrêter. D’autres sautent par-dessus et dansent dans les rues, obstruant totalement des passages que les danseurs doivent forcer. Le public a doublé d’une année sur l’autre, l’organisation est débordée au point de paraître inexistante, victime de son succès. Le parcours de trois kilomètres durera quatre heures, les groupes défilant de sept heures du matin à cinq heures le lendemain matin, puis le dimanche dans l’ordre inversé: les premiers seront les derniers.



Alba

A la fin de la nuit du samedi au dimanche les bandas jouent sur l’esplanade devant le sanctuaire de la «Virgen del Socavon» pour faire se lever le jour, devant vingt mille personnes. Pour rien au monde un Urureno ne peut manquer cela, ils semblent infatigables, insatiables. C’est l’heure magique, celle de la plus intense ferveur.


Révolution

Il se passe ici une authentique révolution. Un Indien, d’autres diraient un natif ou un indigène, est arrivé au pouvoir par les urnes. Comme ils représentent soixante pour cent de la population c’est justice, mais ça ne parait évident qu’après cette victoire tant attendue, mais si inattendue. Il a vécu me dit-on- prés d’Oruro, dans une cabane en adobe de l’altiplano. Il a connu la misère, la faim, le froid glacial. Sur une tribune il est un peu gauche, emprunté, pesant ses mots, comme se demandant ce qu’il fait, là, et pourquoi lui? Il n’a ni la superbe ni la morgue de nos hommes politiques gonflés de leur propre orgueil d’être des personnages aussi importants, même à la moindre inauguration de chrysanthèmes. Il joue son rôle de symbole avec humilité. C’est un homme du peuple, autant aimé et respecté qu’il est haï par les maîtres du monde Nord-américain.



Cactus

Pas étonnant, il était le leader des syndicats de producteurs de coca, que le Norte-américano confond avec les syndicats du crime. «Le Ben Laden d’Amérique Latine» prétend Bush. Depuis des milliers d’années les boliviens cultivent la coca, c’est le coupe-faim des affamés, et c’est leur culture. Comme si l’indien des hauts plateaux était responsable du poison que des drogués s’injectent dans les veines, à des milliers de kilomètres. Le coupable c’est toujours l’autre, le sauvage. C’est pourtant bien la Bolivie qui est colonisée par ceux qui en pillent les immenses richesses, contre du Coca-cola, des O.G.M. et Dieu. Les sectes de tout poil qui prônent ouvertement l’assassinat du «Diable» Evo Morales prolifèrent à chaque coin de rue, comme en Afrique.



El sueno del Che

«Il faut créer dix, vingt Viêt-Nam pour affaiblir le géant Nord-Américain» prophétisait le Che à l’heure où le Viêt-Nam brûlait sous un tapis de napalm. Nulle part ailleurs il n’est aussi présent que sur cette terre où il est mort. Sur les murs, dans les rues, dans les librairies, sur les t-shirts et dans les consciences. Il a échoué dans sa lutte armée: trop tôt, trop irréaliste, trop petit face au géant, mais il est devenu un symbole, une icône. Sur ces terres de dictatures, voilà qu’aujourd’hui les peuples prennent le pouvoir par la démocratie, dans presque toute l’Amérique Latine, comme dans un jeu de dominos. Le rêve du Che se réalise. «Unos mueren para nacer de nuevo» Chantait Atahualpa Yupanqui le poète indien d’Argentine, «Si algunos tienen algunos dudos, que le préguntan al Che». Certains meurent pour renaître, si certains en doutent, qu’ils questionnent le Che. On se souvient de la colère terrible de Johnson quand Allende fut élu, «J’écraserais ce fils de pute» hurla-t-il, et il l’a fait. Si Bush ne s’était embourbé en Irak, les Lulas Morales et autres Chavez auraient des soucis à se faire. Le malheur de l’Irak fait le bonheur de l’Amérique Latine, «l’opération condor» qui programmait l’assassinat de tous les leaders de gauche émergeants sur le continent a vécu, les assassinats par dizaine de milliers n’ont pas suffi. «Nous vivons une révolution démocratique et culturelle» déclare Evo Morales.




Milagro

Evo le syndicaliste est devenu Président mais tout est à faire, les marges sont extrêmement étroites, et tout le monde veut tout, tout de suite. Ils ont tant attendu et la misère est immense. Un mois à peine après son élection les tensions montent, les contradictions s’aiguisent, la souffrance subie dans la résignation se transforme en colère. Mais il y a de l’espoir aussi et une confiance raisonnée. Il va falloir donner du temps au temps, beaucoup de temps. Une seule chose est sure, le temps des marionnettes est passé.


Survivre

Les mines privées ont fait la fortune de leur propriétaire, nationalisées, celle des corrompus, puis elles ont dû fermer, encore gorgées d’argent, d’or et de minéraux précieux. Quelques ouvriers assurent la maintenance, un jour peut-être elles rouvriront. En attendant, la ville est sinistrée, elle ne survit plus que de commerce et de trafics. Survivre est la règle. Peu à peu les minuscules baraques en tôle ont envahi la rue, la «deux fois deux voies» n’en a plus qu’une seule pour les véhicules. Parler d’embouteillages n’a plus de sens: ça ne circule plus du tout, sur certains axes mieux vaut aller à pied. Tout se vend mais tout ne s’achète pas, le long des rues des paysannes venues de très loin vendent leur maigre récolte, assises à même le trottoir. Partout le soir des cantines ambulantes proposent des repas à deux sous, sur un banc ou à même le sol, la foule est si dense qu’on ne peut la traverser. Il n’y a pas non plus de chômage puisqu’il n’y a pas de travail. Ceux qui en ont, à force d’efforts, d’études et de sacrifices, travaillent sept jours sur sept, seize heures par jour, pour gagner peu. Comme ils commencent à peine ils ne sont pas encore revenus de tout comme nous, enfermés dans nos égoïsmes et nos solitudes. La mondialisation les menace eux aussi, des fortunes se créent sur plus de misère. Les populations s’accroissent, pas les ressources, que les pauvres crèvent. Là comme ailleurs la pauvreté produit de la générosité, de la solidarité et de la criminalité, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. C’est toujours dans les pires conditions que l’être se révèle, les justes comme les canailles.

Le chemin sera long et semé d’embûches, mais on se prend à rêver, là-bas, qu’un autre monde est possible.


Epilogue

Depuis ce voyage, la roue a tourné. Deux fois. Victime d'un coup d'état légal comme les services secrets américains et leurs amis, les grands propriétaires terriens et les riches de toute fortunes récentes ont le secret, Evo Morales, le Président réélu a dû fuir à l'étranger pour poursuivre la lutte, et un régime de droite dure a été installé dans son fauteuil.

Il est vrai qu'il n'a pas su gérer un conflit inter-ethnique, la répression a été féroce, et que son aura en a gravement pâti. Selon Georges Orwell, combattant de la liberté en Espagne et écrivain, les chefs révolutionnaires sont nécessaires, mais il faut savoir le remercier une fois leur travail accompli.

Mais pour l'essentiel, de 2006 à 2019, le P.I.B. de la Bolivie est passé de 9 à 41 millions de dollars, le chômage est passé de 9 à 4,5%,le SMIC de 60 à 310 $, la pauvreté extrême a régressé de 38 à 15%, la relative de 60 à 36%, l'analphabétisme de 13 à 2,7%.

(Libération, le 11 09 2019)

Chacun jugera.


Puis il y a eu de nouvelles élections, et un homme issu du mouvement indianiste du Président Evo a été élu dès le premier tour. La démocratie a repris ses droits et l'histoire son cours "naturel".

Jusqu'au prochain "golpe".

Nous en sommes-là.


Jean Barak.



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