Entre les « Noces » barbares originelles où la pulsion est à l’œuvre dans toute sa crudité et «L'Annonciation», chaste et mystique, s'insère une pièce vertigineuse au rythme hallucinant qui peu à peu s'apaise : "Torpeur".
Noces aux Ballets Russes
Le livret de « Noces » écrit entre 1917 et 1923 par Igor Stravinski aura subi six ans de maturation, il sera créé en 1923 à Paris, chorégraphié par Bronislava Nijinska et dirigé par la maitre lui même, pour les Ballets Russes. La chorégraphie sera reprise par Angelin Preljocaj en 1987 dans un triptyque Hommage aux Ballets Russes: « Parade » Le Spectre de la Rose » et « Noces ».
Totalement réinventée serait plus juste: dans la pièce initiale, les hommes sont résolument cosaques, les femmes sont des paysannes issues d'un village perdu de la Russie profonde. C'est une célébration de l'institution séculaire du mariage. A l'époque, la révolution pour les ballets russes consistait à passer du tutu vaporeux sous les ors et les dorures du Bolchoï à une danse traditionnelle épurée, modernisée, mais en gardant les chaussons à pointe comme en témoignent les documents d'époque et la reconstitution à l'identique à l'opéra de Paris en 1991, par Marie-Claude Piétragalla.
Noces barbares
Noces est le chef d’œuvre absolu d'Angelin Preljocaj aux yeux de ceux qui l'ont vu et revu sans se lasser au fil des années et des reprises, sa pièce la plus intime, la plus inspirée, réminiscence des noces de son enfance dans les Balkans. Tout son univers y est déjà contenu, distillé, son style, sa gestuelle, sa révolte, son engagement et sa compassion. Toute son œuvre se développe à partir de ce brûlot originel.
Passer après Nijinska, Martha Graham, Maurice Béjart, Jiri Kilian et Pina Baush n'était pas un mince défi.
« Noces » d'Angelin Preljocaj est une chorégraphie chargée d’histoire, de sens et d’émotion. C’est la tragédie éternelle d’une humanité sauvage qui lutte pour sa survie et la perpétuation de l’espèce. Une inhumaine humanité à peine plus civilisée qu’une horde primitive. De petites filles, onze ans parfois, vont être vendues à leurs futurs époux, pour quelques bêtes, quelques arpents de terre ou de bois, ou pour éteindre une vieille querelle. On mange, on chante, on boit, les hommes s’enivrent, s’affrontent, tirent des coups de feu en l’air, dansent et fraternisent. Les jeunes filles sont cachées, avec leur enfance, leurs souvenirs, leurs poupées, confinées pour la dernière fois dans leur chambre. Ce soir, on portera des enfants brisées d’angoisse et de chagrin, des poupées de son, au sacrifice. Alors qu'elles s'éveillent à peine au désir, l’amour ne sera jamais pour elles qu’un viol, comme on fait d’une pouliche sauvage et libre un animal domestique docile, mené au Knout. Pourtant, dominées, elles restent farouches et rebelles.
On en ressort éreinté.
Fécondation in vitraux
"Annonciation" avec Mirea Delogu et Verity Jacobsen
L'annonciation est l'antithèse fantasmée de ce monde barbare: Dieu est esprit, il féconde Marie par le truchement de l'Archange Gabriel qui lui annonce la nouvelle en lui soufflant dans l'oreille, la trompe d'Eustache remplace la trompe de Fallope pour une fécondation in vitraux sans rapport sexuel. La mise en doute de la virginité de la Mère de Dieu le Fils aura provoqué nombre de Saint-Barthélémy, c'est dire si l'affaire est d'importance.
C'est une pièce aride, mystique, où la gestuelle au cordeau du Maître est ciselée au scalpel. Peu importe que l'Archange Gabriel fut résolument gynoïde, comme si la question du genre était déjà posée en 1995 comme purement déclaratif, métaphore de la création artistique ex nihilo.
D'une très grande beauté plastique, sur le Magnificat d'Antonio Vivaldi et une composition de Stéphane Roy Crystal Music, le duo sera interprété par nombre de danseuses, au fil des générations.
Torpeur
Une œuvre.
Après avoir créé près de soixante pièces depuis 1984, Angelin Preljocaj est un chorégraphe prolixe. Son ballet parcourt le monde et nombre de compagnies prestigieuses l'ont inscrit à leur répertoire. Il a reçu à peu près tous les prix possibles, dont le « Grand Prix National de la danse » en 1992, le « Bessie Award » en 1997, « Les Victoires de la musique » également en1997, le « Globe de Cristal » en 2009 et le « Prix Samuel H. Scripps » de lʼAmerican Dance Festival pour lʼensemble de son œuvre en 2014.
A la tête d'un ballet prestigieux à Aix en Provence, ancré au Pavillon Noir de Rudy Ricciotti, on eut pu penser qu'il se contentât de gérer son œuvre, il n'en est rien.
Torpeur
Torpeur
Ce chorégraphe infatigable est un érudit discret, sans cesse en recherche.
"Torpeur" est une spirale sans fin, mais décroissante. Comme un Boléro de Ravel projeté à reculons, qui part à l’acmé de la force et de la vitesse possible, puis peu à peu ralentit et s'apaise jusqu'à la torpeur ultime, le sommeil ou l'épuisement proche de la mort. Son extrême technicité se fait oublier, un miroir kaléidoscopique démultiplie la pulsion scopique du spectateur tétanisé, qui peu à peu s'apaise, la torpeur le saisissant.
Torpeur
Métaphore
Que dire quand tout est dit? Dire encore, dire toujours, dire autrement, inventer, danser encore.
Avec des danseuses et des danseurs flamboyants Angelin Preljocaj repousse ses propres limites, et de ce fait celles de ses danseuses et danseurs, comme les nôtres.
La danse est par essence un processus métaphoro-méthonimique.
Torpeur
Photos et commentaires Jean Barak
Du mercredi 11 au dimanche 15 octobre 2023
Avec à la création: Mirea Delogu, Antoine Dubois, Matt Emig, Chloé Fagot, Clara Freschel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Erwan Jean-Pouvreau, Florine Pegat-Toquet, Baptiste Coissieu/Maxime Pelillo, Valen Rivat-Fournier, Lin Yu-Hua
Comments