Pardonnez ma brutalité…
"Pardonnez ma brutalité" dit Ali, "mais pour nous le 11 septembre a été une bénédiction : Nous avons subi dix ans de terrorisme dans l'indifférence générale, depuis l'attentat, l'occident a enfin réagi". Quand "Al Quaïda", la créature des américains pour abattre l'U.R.S.S. - opération au demeurant pleinement réussie grâce au naufrage afghan - quand Ben Laden donc s'est retourné contre son créateur, l'occident tétanisé s'est enfin attaqué au terrorisme islamiste. Les ressources de ceux qui saignaient les Algériens ont été taries, leurs bases arrières repoussées loin. A en croire un journal oranais, il reste quelques "maquis" résiduels, cinq hommes ici, huit là dans les montagnes, bandits qui n'ont pas renoncé au goût du sang du viol et du pillage quand le Président Bouteflika a proposé la paix des braves. Ca n'a plus rien à voir avec la religion.
L'Algérie est en état de choc, l'impunité pour les assassins laisse un goût amer, mais le pays est pacifié.
La guerre est finie.
Les barbus sont revenus du maquis, on les voit dans la rue, mais ils ont laissé leurs couteaux bien aiguisés et privilégient le prêche. Ils ont l'éternité devant eux. Les oranais pensent que le pays est enfin sécurisé, "on ne l'aurait pas dit il y a deux ans", que la guerre est finie. "C'était une guerre civile jamais avouée, il faudra bien l'admettre, à ce moment là nous aurons avancé". Tous disent que si la situation de ce pays n'évolue pas rapidement, il y aura d'autres flambées d'intégrisme. D'autres tragédies. Quand il n'y a aucun espoir, aucun avenir, à peine à manger et trois cent chaînes de télévision piratées qui coulent la volupté le luxe et la richesse, l'extrême rigueur, la mortification d'un rituel religieux implacable peut seul vous protéger du désir de vivre ici et maintenant. Mais la haine de soi s'accompagne toujours de la haine de l'autre.
On compte les morts.
Vu de France, l'Algérie n'est que massacres, égorgements, viols et fous de Dieu d'une part, l'Antinéa de Pierre Louïs, l'appel du désert et Laurence d'Arabie d'autre part. Rêves et cauchemars, nos médias se contentent de compter les morts, on les compte encore. Le retour après une longue absence d'un ami Oranais, Ahmed, avait été le prétexte idéal d'un voyage à la découverte du pays réel, de ces hommes et de ces femmes qui vivent malgré tout, au jour le jour, paysages et visages familiers aux marseillais. Nous ne venions pas sans inquiétude.
Sans qu'il n'y paraisse, "la rue" veille sur nous. L'air de rien, avec discrétion et gentillesse. Tout le monde semble savoir qu'il y a trois français dans la ville. Un fleuriste nous dit "si vous voulez, vous pouvez prendre des photos. Vous pouvez prendre toutes les photos que vous voulez". Deux clochards nous demandent de les photographier, "c'est la réalité de ce pays" disent-ils. On nous dit "bonjour, soyez les bienvenus" dès que nous croisons un regard. On nous met en garde contre les voleurs, comme partout la misère engendre sa délinquance. Partout nous recevons un accueil chaleureux qui nous touche.
Elections
"Boutef" on ne l'aime pas beaucoup. Un peu quand même. On le trouve trop louvoyant, pas tout blanc, compromis par le passé. Mais ça a un peu changé avec lui, dans le bon sens". On le trouve trop souple avec tout le monde, trop arrangeant, mais le Président Boudiaf qui voulait mettre fin à la corruption a été assassiné au bout de deux mois. Alors, disent-ils, c'est le seul candidat sérieux. Le seul qui peut à coup de concessions et de compromis préserver la paix civile. Et peut-être relever le pays de ses ruines.
Comprendre.
"Nous aimerions comprendre ce pays" répond imprudemment l'un de nous à nos hôtes médecins qui nous interrogent sur nos motivations. Tous éclatent de rire: "Nous ça fait quarante ans qu'on essaye, on n'a toujours pas réussi".
C'est peut être ça le secret: il faut renoncer à comprendre ce pays pour avoir quelque intelligence de ses paradoxes, de ses contradictions irréductibles, de son extrême complexité. Oublier nos modèles d'homogénéité, d'uniformisation, d'intégration, notre "contemporanéité". Suspendre tout jugement, écouter, regarder. Aller au hasard de ses pas, au bonheur des rencontres. Laisser se décanter les paroles, les émotions.
"Moi, la vérité, je parle."
En France, interrogez n'importe qui, chacun détient la vérité sur tout, particulièrement dans les domaines dont il ignore tout. "Moi la vérité je parle", et j'en impose au monde entier. Parfois ça agace les étrangers.
Ce qui nous frappe chaque fois ici, à Oran, dans toutes les conversations, c'est la profondeur des interrogations, la sincérité du questionnement, la capacité à écouter. Il y a de la grandeur dans cette humilité.
Toutes leurs certitudes ont volé en éclat. Aujourd'hui, s'ils ne savent plus qui ils sont, pour autant qu'on le sache jamais, ils savent au moins ce qu'ils ne sont pas: "Nous ne sommes pas comme ces assassins, ce n'est pas nous, ce n'est pas notre Islam. Il a été importé d'Iran et d'Afghanistan, nous n'en voulons pas, l'Islam ce n'est pas ça". "Je crois en Dieu, je fais mes prières, mais c'est une affaire entre Dieu et moi, je n'ai rien à imposer à qui que ce soit" dit Azzedine. "Oran c'était la "petite Suisse", juifs, chrétiens, musulmans, nous vivions tous ensemble".
La maison près des h.l.m.
Qu'ils soient professeur d'université ou chômeur, tous les soirs à la fraîche, des trentenaires se retrouvent pour parler, au pied des grands immeubles construits par les français, ils tirent les leçons de l'histoire.
"Ici nous avons tous voté pour le F.I.S. Tous. Pas parce que nous étions d'accord avec leurs idées, mais pour en finir avec le parti unique, avec leur système totalement corrompu". "Nous n'aurions jamais pu imaginer ce qui s'est passé par la suite". Ils disent les assassinats, des journalistes, des artistes, des intellectuels, puis de tous ceux qui ne faisaient pas allégeance aux intégristes, enfin des villageois, juste par goût du sang. "Ils sont incultes" précisent-ils, on les appelle "les Afghans". Leur lucidité est douloureuse.
Ils sont nés là, ils y ont grandi, c'est leur cité et ils l'aiment. Ils habitent toujours chez leurs parents, il faut être marié pour avoir accès au logement social.
"Mes parents n'auraient jamais du vendre" dit l'un d'eux, petit entrepreneur. "Je reviens tous les jours ici, je ne peux pas m'en passer. J'ai besoin de la cité". Les H.L.M. ont été vendus à leurs habitants et plus personne ne veut payer pour les charges collectives.
La grande pagaille.
L'économie du pays est à l'image du code de la route: la priorité est à celui qui la prend; tu te gares où tu veux mais ça peut gêner, si c'est interdit tu payes quelqu'un pour surveiller la police, c'est pour aider, comme ça ils ne volent pas, ils travaillent. Quand tu passes au rouge devant la police tu fais attention, c'est un peu dangereux, tu prends les ronds points par la droite, si tu veux. Et les sens interdits? Quels sens interdits?
C'est une économie de survie, de débrouille, "l'économie de bazar". Les plus entreprenants diversifient le risque, Karim tient avec son frère un bar dans le centre ville, il fabriquent des chewing-gums, et ils ont une petite maison d'édition. Il aimerait apprendre la photographie.
Un petit entrepreneur nous reçoit: "J'importais des stylos, l'état a taxé les stylos. Alors j'ai importé des pièces détachées qui n'étaient pas taxées et une machine à monter les stylos, l'état a taxé les pièces détachées. J'ai acheté des machines à fabriquer les stylos, je les ai fabriqués et assemblés ici, l'état a supprimé les taxes sur les stylos. Les miens sont devenus trop cher je ne vendais plus rien. J'ai demandé de l'aide, on m'a répondu "faites comme les japonais, soyez compétitifs". Ce n'est pas possible. La règle change tout les six mois, on ne peut faire aucun projet si on n'est pas en cheville avec quelqu'un au pouvoir".
Les usines s'achètent et se vendent en liquide, elles n'ont que des pertes. Le délit d'initié est la règle. "Il rentre des milliards chaque jour avec le pétrole, l'Algérie est un pays riche. Où passe l'argent? La corruption est généralisée". Il y a certes de grands chantiers, 60% de la population a moins de trente ans, il faut loger tout ce monde. On construit partout des immeubles mais ce sont des entreprises chinoises qui bâtissent clé en main, avec du personnel chinois. "Comme s'il n'y avait pas de maçons en Algérie". Ils vont plus vite et sont encore moins cher, on nous dit que ce sont des droits communs qui ne sont pas payés du tout, alternative à la prison. Comment passer d'une économie de survie à une économie de marché?
L'O.M.C. va tout laminer, il leur restera le tourisme, et l'artisanat.
La liberté de la presse
Tout le monde s'accorde à dire que la parole est libre, la presse est libre, mais qu'elle est harcelée. "Tout le monde peut avoir son journal, tout le monde veut avoir son journal". Les mêmes nous disent dans le même temps que cette presse est surtout spécialiste de la rumeur infondée, qu'ils ne sont pas professionnels, pour la plupart pigistes ou bénévoles, qu'ils font autre chose pour vivre, le journalisme ne nourrit pas. D'ailleurs tout le monde fait autre chose pour vivre. Les salaires sont dérisoires, la vie est très chère.
"La" femme n'existe pas.
Fatima ne vit plus en couple, son mari a une deuxième épouse. Elle est indépendante financièrement. Elle peut divorcer si elle veut, il suffit qu'elle rembourse la dot, c'est à dire ce que prétendra son mari, qu'elle renonce à sa maison et à ses enfants qui lui seront retirés. Il n'y a pas de problème. Si elle avait un homme dans sa vie elle serait en faute et punie.
L'Islam est la religion officielle de l'état algérien. La femme algérienne a le libre accès aux études, au travail, pour autant qu'il y en ait, elle a le droit de vote. C'est une citoyenne à part entière et elle est majeure. Jusqu'au mariage ou le code islamique l'invalide socialement. Elle doit choisir entre être femme seule, libre et soupçonnée d'être de mauvaise vie, ou être mère et instrumentalisée. Le "Ni pute ni soumise" des filles d'immigrés de nos cités ne tombe pas du ciel.
Soraya pense que l'amour est possible, ses parents s'aiment et s'entendent bien, mais l'expérience lui a appris que l'homme qu'elle attend n'existe peut être pas au Maghreb. Elle pense qu'elle ne se mariera jamais. Ses études finies elle rêve de partir avec médecins sans frontières. Comme je l'interroge sur le statut de la femme algérienne elle a quelques réticences à dire ce qu'elle pense, elle proteste: "je ne suis pas représentative de la femme algérienne". Comme je cite bêtement Lacan "La femme algérienne n'existe pas", ce qui s'entend "il n'y a pas d'archétype, il y a autant de sujets que de femmes", elle proteste vigoureusement. "Bien sûr qu'elles existent! Mais il ne faut pas rêver, l'égalité n'est pas pour demain".
Poisson vole.
Peut être y a-t-il somme toute en Algérie des hommes qui militent pour l'égalité de l'homme et de la femme, qui veulent la voir inscrite dans la loi. On a vu des poissons volants, on a vu des banquiers de gauche, mais ce n'est pas la majorité. Il est rare que le maître renonce à ses privilèges de son plein gré, mais il est aliéné à son esclave. En asservissant la femme, c'est le concept même de liberté que l'homme bafoue, mais s'il est bien servi, il s'en fout.
Nabila renonce au mariage: elle doit s'occuper de sa mère malade, un mari ne le lui permettrait pas. Assia ne sort jamais sans son hidjab, mais elle joue au foot. Avec son voile.
Dans le centre d'Oran, à la sortie des lycées des filles portent le voile, d'autres sont habillées à l'européenne. Pas de nombrils à l'air, de string taille haute sur pantalon taille basse comme sur tous nos abribus et dans les collèges, mais elles font assaut d'originalité, jolies comme à un vrai défilé de mode.
C'est possible depuis peu: la Secrétaire Générale du Centre Culturel Français qui a rouvert il y a deux ans est française, mariée à un algérien, elle était Directrice d'une école primaire. Quand la France a rapatrié ses ressortissants elle a refusé de partir. Mais elle est restée avec ses filles huit ans sans sortir plutôt que de porter le voile. Elle habitait dans un village à quinze kilomètres de la ville. En matière de culture tout est à refaire à partir de rien, tout commence aujourd'hui.
Baroud à Timimoun
L'horreur, c'est toujours ailleurs.
Quand nous en parlons à nos amies algérienne elles nous disent que c'est très exagéré, qu'il n'y avait pas tant de danger, ailleurs d'accord, mais pas ici. Les massacres, la sauvagerie, les viols, c'est toujours ailleurs. Quand nous rétorquons qu'il y a cent vingt mille morts recensés elles répondent que c'est sans doute le double, mais qu'elles ont appris à faire comme si ça n'existait pas. Mais elles dorment mal, elles ont des angoisses inexplicables, parfois elles sont terriblement abattues. Tous et toutes ont été frappé d'horreur par l'image d'un bébé explosé contre les murs. Alors on se l'est caché à soi même. Il y a dans cette négation de la souffrance, de la terreur, de l'horreur ressentie et aussitôt niée, annulée, une redoutable potentialité de déchirement qui peut survenir à tout moment. Sans prévenir. Nier la réalité pour survivre, mais ça tient jusqu'à quand? Et quand ça se déchire, ça se répare comment?
Le lien du sang.
"N'oubliez pas que vous êtes les derniers pieds noirs nous disait toujours mon père. Il est enseignant à la retraite." Lui est musicien la nuit, chanson française, rythm and blues, musiques métisses. Et consultant dans une banque le jour. Il est de ces Algériens qu'on ne peut distinguer des français d'Algérie qu'avec la carte d'identité. Il parle un français bien plus parfait que celui de la plupart des français. C'est très étrange de les entendre dans leurs discussions passionnées basculer d'une langue à l'autre sans transition, Ils ne s'en rendent même plus compte. Ils s'adressent à nous en Arabe et éclatent de rire à nous voir écarquiller les yeux, ils sont absolument bilingues au point que les deux langues n'en font qu'une. Il y a entre ces intellectuels Algériens et ceux qui sont partis un lien de sang qui ne tient pas qu'au sang versé. Ce sont les mêmes, seule l'histoire les a séparés.
"Aimez votre pays"
Une voiture de police se glisse silencieusement prés de nous, ils nous interrogent, nous arrivons à l'évéché. Nous n'avions pas rendez vous mais Monseigneur Alphonse Georger nous ouvre en personne, il nous fait visiter la "nouvelle cathédrale", un hangar transformé en lieu de culte pour les six cent chrétiens recensés. Il nous montre la tombe de son prédécesseur assassiné, nous dit la solidarité des algériens, il s'inquiète de ce que nous pourrions dire: "Il y a une communauté chrétienne prés d'Oran qui fait du prosélytisme, ça nous retombe toujours dessus".
Dans la chapelle, maculée encore il y a peu du sang de l'Evèque Pierre Claverie, il y a un autel avec un Christ en croix, un chandelier à sept branches, et une céramique ou on lit en arabe "il n'y a de Dieu que Dieu". "J'ai voulu représenter les trois monothéismes". Il fait plus, il les réunit dans une même humanité. Il aime ce pays au point d'en avoir pris la nationalité.
"Aimez votre pays" dit-il à Ahmed l'Oranais en nous raccompagnant à la porte. Cette phrase nous accompagnera longtemps.
Vivre les évangiles.
"Merci aux français de nous avoir laissé tout ça" nous dit un jeune algérien en nous montrant les immeubles du centre ville. La population d'Oran était à quatre vingt pour cent française, il n'y avait que deux mosquées. Nous apprenons de Bernard qui dirige le centre de documentation ouvert aux étudiants de l'université depuis vingt ans qu'il est le curé d'Oran, il ne porte aucun insigne de sa charge. Deux heures par semaine suffisent à son office religieux. Il rejette toute forme de prosélytisme. Vivre là parmi les autres, quelle que soit leur confession, enrichir sa bibliothèque qui doit refuser des étudiants, œuvrer pour la culture et l'instruction, c'est sa façon de vivre les évangiles. Ca suffit à son bonheur. " Ce qui a choqué les musulmans c'est quand une église a été transformée en bazar ou en garage. Que les églises aient été transformé en mosquée ou en bibliothèques, c'était la meilleure solution".
Les Oranais voudraient qu'on ait d'eux même une image juste, juste ce qu'ils sont, et rien d'autre. Quand nous sommes arrivés on nous a dit "ça va aller mieux maintenant, puisque vous êtes là". Un peu comme une hirondelle annonce le printemps. Revenez, nous ont-ils dit quand nous sommes partis, revenez nombreux. Vous êtes les bienvenus.
Oran Marseille 2004
Jean Barak.
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