Marseille Paris, Paris Bangkok, Bangkok Ho Chi Minh Ville, Ho Chi Minh Ville Phnom Penh, Phnom Penh Battambang dans un bus sans climatisation. Vingt-quatre heures après me voilà enfin dans l’agora du Phare Ponleu Selpak Cirk, assis sur la pelouse jaunie par le soleil brûlant de la saison sèche. Il fait plus de quarante degrés, les corps ruissèlent. Je regarde cette foule colorée d’enfants qui jouent, insensible à la chaleur, d’adolescents affairés qui s’entraînent, et d’adultes inquiets qui préparent le Festival des Cirques d’Asie « Tini Tinou », ce qui signifie « Ici, Là bas ». Ca commence demain. Devant la beauté de ces gens supposés n’avoir de cesse que de nous envahir par millions, ma première pensée va au Ministère de la Xénophobie et de la Connerie Identitaire, qui a depuis séduit une majorité de Français.
Phare
Devant ce vaste complexe, si on ne vous la raconte pas, l’histoire de Phare n’est pas imaginable.
Après l’un des pires génocides du vingtième siècle perpétré par les Khmers Rouges -pour autant qu’il y ait une gradation dans l’horreur- des rescapés revenus d’un camp de réfugiés en Thaïlande ont créé un modeste atelier d’art plastique. Creusant durant trente ans leur sillon obstiné, avec l’aide et le financement d’organisations humanitaire internationales, notamment le "CCFD", « Comité Catholique Contre la Faim et Pour le développement », ils ont ouvert une école de danse, puis une de musique traditionnelle, et une école de cirque. Dans ce pays où tout est privé et payant, ils ont créé une école primaire gratuite, puis un collège, puis un lycée, ouvert sans restrictions aux enfants de la ville de Battambang.
Les bâtiments sont là autour, des constructions traditionnelles en bois à claires-voies qui laissent circuler l’air, sur des fondations en dur. Il y a en outre le nouveau restaurant qui vient d’ouvrir, les bureaux, les dortoirs, la maison des profs, celles des adolescents, le chapiteau de cirque de récupération qui laisse passer l’eau des orages, et plus loin, derrière le grand hangar de l’école de cirque et les bâtiments scolaires en dur, le foyer pour les enfants « victimes de trafic humain ». Entendez par là confiés par leurs parents à des rabatteurs, contre la promesse d’une formation et d’un emploi, puis vendus pour être prostitués en Thaïlande, enfin récupérés par des organisations humanitaires.
Des bouffées de musique traditionnelles et des stridences de rock khmer alternent, le pont technique des lumières résiste à sa mise en service.
L’école d’art plastique abrite une exposition de dessins et de peintures. Du matin au soir les ateliers se succèdent, sans se soucier de la chaleur, en plein air, au soleil, aux trapèzes volants et dans tous les lieux disponibles.
Dix jours plus tard le festival est achevé, au nouvel an Khmer l’école ferme, tout le monde s’en va visiter sa famille, il va falloir partir. Après l’intensité du festival, les émotions et la foule, le vide déprime. De phare pourtant il y a toujours peu à dire : je n’y ai rencontré que des enfants heureux. Malgré la barrière de la langue, peu parlent français ou anglais, je n’ai rencontré que sourires, attention discrète, confiance, délicatesse et gentillesse. Il y a certes l’esprit du lieu mais pas seulement, c’est partout pareil au Cambodge.
Le centre accueille plus de quatre cent enfants.
En roues libres
Impossible de prendre le bateau pour aller à Siem Reap, même les pirogues ne passent plus, c’est la saison sèche, la dernière voyageuse du dernier bateau raconte : "des bagages et un homme à l’eau, pousser la pirogue dans la vase jusqu’à la taille, inoubliable !"
Ce sera donc le bus populaire. Pour deux dollars de plus c’est le luxe et la climatisation, mais si vous voulez savoir ce que vivent les cambodgiens, prenez le vieux brinqueballant qui roule toutes portes ouvertes pour ne pas mourir déshydratés. Quand il est complet, on installe des chaises de plastique pour bébés dans l’allée centrale, au moins on est assis. Sur le macadam, ça va encore, mais sur la piste interminable de cette route jamais terminée, vous respirez la latérite et vous crachez des briques. A moins de trois litres d’eau par jour, vos reins se bloquent, gare aux coliques néphrétiques. Voyager au Cambodge est une épreuve initiatique.
Encore Angkor
C’est la saison la plus chaude, vous êtes en nage au moindre mouvement. A trente cinq degré à l’aube, l’air semble presque frais, mais si votre hôtel à une climatisation, réglée à trente, vous entrez dans un frigo et vous sortez dans un four. Sur les pierres chauffées à blanc des temples d’Angkor, dès le zénith la température monte à quarante cinq ou cinquante, si vous n’y prenez garde c’est le malaise assuré.
Dans l’air saturé d’humidité malgré la saison sèche les bactéries dansent la sarabande, tout s’infecte à toute vitesse, Pasteur n’est pas encore passé ici, et l’eau purifiée ne sert que pour boire. Les pains de glace de nos grand-mères tiennent lieu de chaîne du froid, à l’étal des marchés populaires les poissons et les viandes sont en plein air dans la chaleur étouffante. Vous qui venez d’un monde aseptisé, il va falloir créer vos défenses immunitaires, c'est-à-dire attraper tout ce qui passe, être malade et s’en sortir, tout un programme.
Ces formalités accomplies, l’un des plus beaux sites au monde vous attend.
Phnom Penh
-Mototaxi Sir ?
No thanks, I prefer to walk.
Mon accent me trahit, il continue en français.
-Et pourquoi préférez vous marcher, Monsieur ?
En marchant, je vois mieux.
-Vous, vous voyez mieux, mais moi, je ne gagne pas d’argent !
J’en suis désolé.
-Alors à dans une autre vie, au revoir Monsieur.
Tout est dit.
La rue
Au pied du temple Vat Phnom qui donne son nom à la ville une famille survit de mendicité. Un macaque épouille une jeune femme, ses bébés nus marchent à quatre pattes dans la poussière, des enfants plus grands tendent la main. Ils sont retournés en deçà de l’état de nature des peuples qu’on dit « primitifs », épaves à l’état sauvage de cette jungle urbaine. La réprobation se lit sur les visages des passants cambodgiens. Mais la misère absolue est une exception, l’extrême pauvreté est la règle. Dans la ville même, nombreux sont ceux qui vivent dans la rue, quelques affaires, un lit en bambou à même le trottoir. Leur vie est publique, comme dans une maison de verre. Ils sont pourtant souriants, soignés, les femmes sont discrètement maquillées, ils vivent de petits commerces, de petits services, de presque rien. Ils n’ont pas de quoi payer un loyer. Les enfants vous sourient, ils ont tous appris « Hello !» et « Bye bye ! ».
Des immeubles de luxe sont en construction, ils sont envahis de baraques en tôles minuscules sur un bâti de bois, visions furtives d’intérieurs nus, odeurs de cuisines sur des braseros, ce sont les ouvriers qui construisent le bâtiment, parfois leur femme les rejoint, ils viennent de trop loin.
Tourisme
Le guide « Lonely planète » signale sur le boulevard Sihanouk « un joli temple ancien dans un écrin de verdure, à voir », le Vat Svay Popé. Vous ne trouverez plus le jardin, comme une tumeur maligne un bidonville a proliféré autour. Les regards sont étonnés ou indifférents, pas hostiles, vous êtes incongru. La pagode est devenue inaccessible, à travers une fenêtre vous apercevez des peintures magnifiques, un bonze qui dort dans un hamac. Tout autour, dans des réduits obscurs en tôles surchauffées, des enfants s’excitent comme des puces sur des machines à sous électroniques, vision futuriste baroque de l’enfer urbain. Brazil de Terry Gillian, c’est demain : au train où vont les choses, le pire est à venir.
La ville mange peu à peu les champs cultivés, des herses de fil de fer barbelés protègent les lopins de terre achetés, pour que les hommes ne viennent pas s’y réinstaller. Les immeubles de luxe sortent de terre, mais c’est une illusion : les capitaux sont étrangers, ils attirent à la ville les paysans pauvres qui viendront augmenter l’armée des miséreux, espérant un petit travail.
Ailleurs, dans les pagodes, les bonzes sont de plus en plus nombreux, il n’y a plus un espace libre, jusque dans le lieu saint lui-même, un lit, une armoire, ils vivent là, ils y gagnent le droit d’étudier et de mendier leur nourriture.
Trafic
Les trottoirs de Phnom Penh appartiennent aux voitures, aux motos, aux commerces. Les rares piétons marchent sur la chaussée, à leurs risques et périls. De toute façon personne ne marche, il fait trop chaud. On prend une moto, un « touk touk », un taxi, ceux qui n’ont ni moto ni mobylette ni argent attendent que la température redevienne supportable, le soir. En fait, eux non plus ne supportent pas, mais ici, c’est comme ça.
En regard de la circulation à Phnom Penh, Oran ou Ouagadougou sont des modèles de discipline. Il y a quelques feux tricolores que personne ne respecte, même en présence de policiers. Pour tourner à gauche, c’est l’aventure : vous prenez à la corde à contre sens, et quand vous pouvez, peu à peu vous dérivez vers la droite, à travers le flot continu des véhicules qui vous croisent. Pour une deux fois trois voies séparée par un mur de béton c’est la même chose, mais pour revenir à droite c’est plus compliqué, il faut attendre le prochain carrefour. Traverser une rue est une réelle prise de risque : le danger est de tous les côtés, dans votre dos et sur tous les fronts. Quant la circulation est bloquée par un policier incongru qui la règle, vous doublez, en double et triple file, mais deux fois trois véhicules de front sur une quatre voix ça ne fait pas six, plus rien ne bouge. On ne peut plus parler de circulation difficile : a certaines heures, l’embouteillage se résorbe. Seules les mobylettes tirent leur épingle du jeu. Elles circulent jusques à l’intérieur des marchés où vous ne pouvez passer de face sans toucher des deux épaules. Les accidents sont fréquents mais rarement très graves : ils roulent lentement.
Malaise
On croise à Phnom Penh des couples étranges, il est très vieux, européen, elle est jeune et belle, cambodgienne. Elles ont la beauté sublime des apsaras de pierre qui dansent dans les temples d’Angkor. La misère affective et la misère sociale trouvent ici un compromis dans une rencontre qui n’est pas de hasard. Certains prétendent même que parfois, un amour improbable fait partie du voyage. On croise aussi des hommes étranges au regard fuyant, furtifs, la démarche torve de ceux qui rasent les murs, à force de vouloir passer inaperçus on ne voit plus qu’eux. L’idée qu’il ne ferait pas bon être un petit garçon ou une fillette entre leurs mains vous obsède. Les bus annoncent la couleur : « Le tourisme sexuel avec les enfants est un crime qui peut vous mener en prison ». On ne lutte que contre les fléaux en cours, il n’y a pas de campagne contre les maux éradiqués. A l’hôtel Asie, première nuit, la fiche de l’hôtel affiche : "boissons un dollar, massages cinq dollars pour les femmes dix pour les hommes, jolies filles pour coucher, se renseigner". Si vous ne comprenez pas on vous l’explique dans le hall, et des rabatteurs agressifs vous accrochent à tous les coins de rues.
Un homme seul dans l’âge mur a le profil idéal.
Tout homme seul est nécessairement suspect. On vous observe et on attend. On vous jauge. Quand Lemhuor m’a dit au bout de dix jours « On voit que tu respectes les enfants », j’ai su que j’avais été reçu à l’examen.
Au pays du sourire
On dit des cambodgiens qu’ils sont d’une gentillesse extrême. Eux disent « Les cambodgiens sont gentils, mais les Laotiens le sont encore plus ». Ce n’est pas une posture : vous êtes leur hôte, ils ne savent que faire pour vous être agréable, et ils s’excusent de faire si peu. Si vous leur demandez la permission de les photographier ils vous l’accordent, puis ils vous remercient. Parfois même, en voyant votre appareil, ils vous le proposent.
Un couple s’arrête pour vous offrir de leur tirer le portrait, on vous invite à partager le bonheur du centenaire d’un bonze entouré de toute sa famille, ils s’écartent pour vous faire une place, pour la photo. Les photos sont parfois un peu posées, c’est un acte solennel, mais qu’importe, ils vous font don de leur beauté.
A l’école des Apsaras.
Il y a surtout des filles, comme partout, les apsaras sont les danseuses sacrées, mais les garçons ne sont pas en reste. S’ils sont simiesques à souhait, c’est qu’ils racontent la légende du peuple singe. Pendant une pause, si elles dansent comme à la télévision, elles se font sermonner pour la forme par la Directrice attentive.
Si loin, si proche
"My name is Sra"
Il se passe dans ce pays un phénomène étrange. Certains visiteurs sont frappés d’horreur, ils fuient la chaleur, la misère, l’absence d’hygiène, cette vision d’une humanité meurtrie en proie à des démons. D’autres sont touchés au cœur. Est-ce par la beauté et la gentillesse des Khmers ? Par leur dénuement et leur dignité ? Ca ne saurait suffire. On ne peut pas non plus tout expliquer, c’est comme ça, c’est un fait. On ne sait pas pourquoi, mais on emporte le Cambodge en soi, et on n’a de cesse que d’y retourner.
Jean Barak.
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