El « Circo Para Todos » et les enfants des rues étaient le but de ce voyage.
Le « cirque Pour Tous », cirque social, forme aux arts et métiers du cirque des enfants en extrême difficulté sociale, déplacés, ou orphelins.
Il y avait le cirque, le spectacle, la féria, les couleurs, la joie de vivre, la solidarité, la fraternité, la salsa. Il eut été tentant de faire la fête toute la nuit et de dormir le jour, d’occulter la réalité, de faire joli et ne rien voir. Il est pourtant ici question de l’enfer.
Qu’on ne s’y trompe pas, le paradis existe aussi, de l’autre côté de la même médaille.
Pas question non plus de misère et sang à la une, juste de garder les yeux ouverts.
Nada mas, rien de plus.
Ca n’interdit pas de danser, d’ailleurs, eux, ils dansent autant qu’ils le peuvent, comme s’ils allaient mourir demain. « C’est ce que je me dis » me confirme Mauricio, « c’est pour mourir content ». Ils dansent sur « Toma la camisa negra, porqué el alma era negra », le reggaeton qu’on entend tout le temps.
« Mets la chemise noire parce que l’âme est noire ».
Paradis
-« D’où venez vous ? » me demande le « taxiste », le chauffeur de taxi.
-« De France ».
-« La France est un beau pays. Comment trouvez vous la Colombie ? »
-« J’aime les gens de ce pays ».
Il s’enflamme, « les gens sont très aimables », « Colombia es un paraiso », la Colombie est un paradis !
- j’ai dit sans réfléchir : « si, y un infierno ». Oui, et un enfer.
Il s’est étouffé, il a du arrêter le taxi, il est sorti et a vomi tripes et boyaux. Longtemps. Quand il est remonté, il a dit « Un paraiso corrumpido ». Un paradis corrompu. Il a expliqué qu’il devait travailler jour et nuit pour nourrir sa famille, sans sécurité sociale, qu’il avait la grippe. Il ne savait que faire pour s’excuser, j’étais désolé. Que dire ? Faut-il se taire ?
La strada
La nuit tombe dans la rue, même pour le Leica il n’y avait plus assez de lumière. C’est du moins ce que j’ai voulu croire. Une charrette à bras incroyablement chargée de ballots passe lentement, tirée par un petit homme. Derrière, une toute petite femme arque boutée pousse. Un jeune enfant l’aide comme il peut, un tout petit trottine derrière.
Comme dans un nid sur le tas de ballot, un bébé dort. Ils sont couleur poussière et gaz d’échappement, ils transportent avec eux toute la misère du monde. Il n’y a pas de photo.
Silence on tue
Dans ce pays on tue des enfants. Ils sont en surnombre, alors on élimine le surnombre. C’est un pays riche, avec des gens très riches, une production internationale, la coca, la blanche. L’activité locale la plus lucrative est l’enlèvement et l’assassinat. Tout le monde peut s’enrichir, c’est le rêve américain. Dans la ville, la « population urbaine » vit tant bien que mal. On se débrouille.
Il y a cinquante ans, l’état a réprimé dans le sang une révolte paysanne, c’est là que la révolution a commencé. Aujourd’hui elle n’est ni faite ni à faire, les territoires sont établis, on ne se dispute plus que les zones frontières, en pratiquant de part et d’autre le meurtre et la terre brûlée. Les villages
« indigènes » sont brûlés, leur population chassée ou massacrée.
Pour lutter contre les enlèvements perpétrés par les forces armées révolutionnaires l’état a favorisé la constitution d’une armée privée, les paramilitaires. Ils ont très vite compris que l’enlèvement et les narcotrafics sont plus lucratifs, ils ont établi leur propre territoire. Ajoutez les narcotrafiquants, seigneurs de la guerre. Quatre forces en présences, avec toutes les alliances et mésalliances temporaires imaginables pour lutter contre une menace commune. Les F.A.R.C., « Forces Armées Révolutionnaires de Colombie » deviennent narco ou s’allient avec eux contre les paramilitaires ou l’état, et ainsi de suites.
L’état de droite autoritaire a négocié le dépôt des armes avec les « para » contre l’impunité des crimes. Les révolutionnaires voulaient le pouvoir sans partage mais l’idéal de la révolution n’était plus qu’un souvenir, ils pillaient et tuaient comme les autres, ça pouvait encore durer quarante ans comme ça.
Puis un accord de paix a été trouvé avec le nouveau gouvernement, de retour à la vie civile, une nouvelle fois, les hommes "engagés" sont assassinés un par un.
Il y a dans ce pays deux millions de personnes déplacées. Ils vivent à la périphérie des villes, cherchant dans les immondices de quoi survivre, dans les marges des quartiers maudits ou même les autres Colombiens ne vont jamais. Ils mendient dans les rues ou cherchent des « petits boulots », tout se vend et tout se récupère.
Les blessures fraîches de cet enfant aperçu au carnaval paraissent chirurgicales.
On lui a volé un œil, ou vendu, ou on l’a mutilé volontairement. Les gens donnent plus facilement. Ca nourrit les autres. Ils sont dans un dénuement absolu, il n’y a quasiment rien pour eux. Aucun programme, aucun budget. Si ce n’est quelques médecins sans frontières, aucune aide internationale ou nationale.
Pensez, assécher la misère accumulée de cinquante ans d’une guerre oubliée ! C’est le tonneau des Danaïdes. Tous les Colombiens de moins de cinquante ans n’ont connu que la violence issue de la guerre.
Ceux de la rue doivent survivre dans une jungle urbaine d’une sauvagerie extrême.
Révolution
Le taxi nous dépose devant le centre social. Au portail grillagé quatre jeunes gens veillent. Ils nous accompagnent à l’entrée où un vigile armé surveille derrière une grille cadenassée. On nous conduit à la salle de danse.
Il nous attendait.
C’est -dit-il- un tueur à gage à la retraite. Dans le monde des loups il a choisi d’être dominant dans la meute plutôt que gibier. C’est un dur, mais surtout un révolté, un passionné. Le jour ou il a rencontré la danse, dit-il, il a compris que la violence ne menait nulle part, mais qu’on pouvait faire la révolution avec la salsa. Alors il est devenu le professeur de salsa de Siloé, l’un des quartiers maudits où tout se vole, où on peut te tuer juste parce que tu es là où tu n’as pas à être. Dans ses ateliers il a deux cent enfants et adolescents, ils ne reçoivent aucune aide de personne. Mais personne n’a jamais vu danser comme ça, ils dansent comme s’ils allaient mourir demain. D’ailleurs, ils peuvent mourir demain.
Il leur dit « rêvez, changez ce monde, ce sont les enfants qui savent. Les adultes croient qu’ils ne savent rien, mais ils en savent plus qu’eux. N’arrêtez jamais de rêver, c’est la seule chose sur laquelle il n’y a pas d’impôts ». Il est aimé écouté et respecté comme un père, un maître, il leur dit « un jour vous serez connus dans le monde entier ». C’est un vieux fauve qui veille jalousement sur sa nichée, il a tout vu, tout vécu, il est revenu de tout, il lui reste la passion de la salsa.
Il a vingt deux ans.
Un jour, peut-être que son passé le rattrapera, une pandilla qui ne l’a pas oublié, une moto, une balle. Le pire n’est jamais sûr.
Vous ne saurez jamais
« J’étais dans la rue à quatre ans, ma mère me battait à mort. Même si je vous racontais pendant des heures, vous ne saurez jamais ce qu’est la souffrance dans la rue ».
Il a été battu, volé, violé, ce n’est pas même une enfance détruite, ce n’est pas une enfance. Ils sont des petits êtres traqués, affolés, martyrisés, exploités.
Il a trouvé des petits boulots pour survivre, un jour il s’est endormi avec son petit pécule sous lui. Il s’est réveillé baignant dans son sang, un coup de couteau mortel à l’abdomen.
Il tendait la main aux passants, implorant de l’aide, ils s’écartaient, craignant un piège. C’est un classique du genre. Un l’a cru, il a été sauvé de justesse, il était exsangue.
Il a trouvé un recours à vingt ans dans la religion, probablement une secte chrétienne qui lui a permis de donner un sens à sa vie, puis dans le cirque. C’est un superbe équilibriste, mais il ne peut travailler que seul.
Il ne supporte pas qu’on le touche.
Dressés pour tuer
Dans les pandillas, les bandes d’enfants et de jeunes gens armés, on joue à la guerre, mais c’est une vraie guerre. A l’image de celle qui déchire le pays, chacune a son territoire. Le seul moyen pour survivre dans la rue, c’est d’en faire partie. Personne ne s’aventure dans les « barrios », les quartiers de la périphérie, sans y être obligé. Les taxis n’y vont pas. On ne sait pas qui est indicateur de la guérilla, de la police, des paramilitaires ou des "narcos", qui est bandit ou proxénète, qui est dans une bande armée et laquelle. Ce sont des zones de non droit.
Opération condor
Le gringo Nord Américain n’a pas hésité à imposer la démocratie, celle de son commerce. Il a monté dans toute l’Amérique Latine un formidable programme de stabilité : l’opération condor. L’assassinat de tous les hommes de gauche, de tous les syndicalistes, de tous les intellectuels qui donnent à penser. Les gouvernements d’extrême droite ne se sont pas fait prier, ils les ont tous tués. Seuls les clandestins et ceux qui sont passés à la guérilla ou partis à l’étranger leur ont échappé. Dès qu’un homme porteur d’espoir émerge de la masse, on le tue. Il en émerge beaucoup, ils les tuent tous. La pax americana, c’est la paix des cimetières. La démocratie, pas celle des marchands, celle des peuples, ce n’est pas encore pour demain.
Comme des rats
« Unos nacen con estrellas, otros nacen estrellados »
« Certains naissent sous une bonne étoile, d’autres naissent étrillés ».
Aujourd’hui nous avons traversé le cœur de la ville, le cœur de l’enfer, la colle, la coke. Jaime a dit « prépare toi, tu ne descends pas, tu fais les photos de la voiture. Je passe au ralenti ».
Il est passé si vite, sous une bronca, qu’il n’y en aura pas. Ce n’était pas la bonne heure, il fallait venir le matin, dans les vapeurs de drogue. Ce n’est pas important.
Ils n’ont rien d’humain prétendent ceux qui les pourchassent, les « escadrons de la mort » et leurs commanditaires, qui appliquent le « programme de pureté sociale ». Ca s’était un peu calmé ces deux dernières années, mais là, ça recommence. Quand les enfants deviennent un peu trop présents, ils nettoient la rue au fusil à pompe. On relève, dit-on, chaque jour « en moyenne » huit cadavres d’enfants par jour entre Bogota Cali et Médélin, victimes des tueurs mercenaires ou des bandes rivales.
Ils n’ont pas tout à fait tort : humains, tous ne le sont pas encore. Si on leur en donnait la possibilité certains pourraient encore devenir des enfants. Ils ont le programme génétique pour ça, mais ça ne suffit pas, ce sont des « enfants sauvages ». Ils n’ont d’humanité que la conscience de leur souffrance et leur désespoir. Il n’est ici question que de survie.
Tout dépend du trajet de chacun, de ce qu’il a vécu avant, de ce qui l’a jeté dans la rue, de son « bagage », de ce qu’il a reçu en partage. Certains deviendront prédateurs, d’autres gibiers ou esclaves, le plus grand nombre. La plupart le resteront, peu d’entre eux en sortiront : ceux qui ont reçu un peu d’amour et qui en savent la saveur, ceux qui ont reçu un peu d’éducation, et qui en gardent le goût. Ceux là pourront croire à ceux qui leurs tendent la main, les foyers de la mission catholique, les associations humanitaires laïques.
« Ici nous sommes tous fous » aiment répéter les jeunes du cirque.
Tumaco, côte pacifique
En tournée avec le cirque, 16 heures de bus à travers les zones de conflits. A tombeau ouvert, compteur cassé, le bus fonce à travers les villages rue où courent les enfants. En surpoids de plusieurs tonnes, les amortisseurs ne sont plus même des souvenirs de confort. Ici ou là une sortie de route, un bus broyé. Deux bus se sont heurtés de front à Noël, vingt morts, cent blessés. Un bain de sang. Paysages sublimes de jungle et de cordillères, ravins vertigineux à la limite de la chute, puis l’océan et ses îles, ses mangroves et ses maisons sur pilotis.
A Tumaco, la misère est Noire. Ce sont les descendants des esclaves des grandes haciendas, ils n’ont jamais pris l’ascenseur social.
« Les filles ont des enfants dès quatorze ans » nous dit le responsable de « Global Humanitaire ».
Celles qui en ont le moins en ont cinq, elles peuvent en avoir quinze, vingt, jusqu’à vingt deux parfois, une famille vit dans vingt cinq mètres carrés. Alors, naturellement, les enfants sont dans la rue. Parfois, il y en a un qui ne rentre plus. Ca peut paraître aussi simple que ça.
Ici on vit dans la rue, on joue dans la rue, on travaille dans la rue, on dort et on mange dans la rue. Peu ou prou tous les enfants sont des enfants des rues. Même quand ils ont encore une famille. Un jour, ou une nuit, le sommeil te prend là, dans la rue, et c’est la première fois. La rue, c’est la liberté. Plus de cris, plus de coups. Certains rentrent de temps en temps, manger, se laver, s’ils peuvent.
Mais dans la rue il y a les « pandillas », les trafiquants, les voleurs, les proxénètes, les assassins.
C’est la loi de la jungle, la liberté du loup dans la bergerie.
Pour faire le portrait d’un enfant
Dessinez une cage, laissez la porte grande ouverte. Mettez dans la cage quelque chose de bon, quelque chose de beau, quelque chose d’agréable pour l’enfant. De quoi boire, de quoi manger, de l’amour et des règles. Le temps que mettra l’enfant à venir devant la cage n’a rien à voir avec la qualité du tableau.
L’enfant peut mettre plusieurs années à se présenter, ne pas se décourager. Attendre qu’il entre dans la cage. Fermez délicatement la porte avec le pinceau puis effacez un à un tous les barreaux. Si l’enfant est triste c’est mauvais signe, signe que le tableau est raté. Si l’enfant sourit, c’est bon signe, signe que le tableau est réussi, signe que vous pouvez signer.
Pour sortir un enfant de la rue il faut une patience infinie.
Circo loco
Comme le spectacle s’appelle circo loco, cirque fou, quand Daniel l’acrobate est tombé à la fin de son double saut périlleux, tout le monde a cru que c’était prévu dans le spectacle. Trois fois il a essayé de se relever, la souffrance se voyait sous le maquillage. Ils l’ont emporté avec de grands cris et de grands gestes de désespoir, en faisant les clowns.
A la réception il leur avait filé entre les doigts, c’était une sale chute sur le bassin. Le spectacle a continué sans lui, il est revenu vingt minutes après. Le soir il marchait avec difficulté.
Il boitait bas et ça faisait très mal. Cinq jours plus tard au carnaval, ça faisait encore mal mais ça allait mieux. Il a ri : pour toi je danserais la salsa.
C’est un circassien, s’il s’était brisé le bassin, que serait-il devenu ?
Ce sont les risques du métier.
Résilience
Ce soir il était encore au coin de la rue, prés de la petite boutique où une petite dame vend des boissons et des biscuits. Il est beau, c’est un acrobate. Il quémande toujours quelque chose. Une bière, un coca.
Il dort dans une maison abandonnée du barrio San Antonio, l’ancien quartier colonial aux petites maisons multicolores. Il est venu de la rue et il retourne à la rue. Il se clochardise. L’école lui a tout donné, il a eu de multiples opportunités, tout le monde a essayé de l’aider, en vain. Il a intégré une école de cirque en Belgique, il est revenu au bout de trois mois, il a tout fait échouer. Il n’a pas trouvé le chemin de son désir. Des tuteurs il en a eu tant et plus.
La nuit tombe, et lui, il sombre.
Heureux les simples d’esprits
Nulle part mieux qu’ici on ne peut mesurer la dangerosité des fadaises néo-rousseauistes qui envahissent notre champ social franchouillard. Des charlatans populistes et bardés de diplômes envahissent les journaux, les ondes, la télévision, jusqu’aux congrès de psychanalyse, parce que s’ils n’y en a pas ça manque.
A tout prix il faut vendre de l’espoir, même si ce sont des fables pour benêts. Deux histrions médiatiques balaient un siècle d’intelligence au nom d’une seule notion à tout faire : « Chaque être humain possède en lui des capacités de résilience, il suffit de trouver des tuteurs ».
Les enfants ont Eurodisney, les travailleurs sociaux Cyrulnik, les psychiatres Ruffo. Ainsi va notre monde.
C’est bien sûr infiniment plus complexe et difficile, rien n’est jamais acquis, ceux qui essaient ici inlassablement l’impossible pourraient leur donner quelques leçons d’humilité. Ceux là ne renoncent jamais, même quand ils se savent battus. Ils ne capitulent pas pour autant.
Lolita
Elles ont onze, douze ou treize ans, incroyablement jolies, une féminité agressive et provocante. Elles bougent comme le péché originel, à faire damner tous les saints du paradis.
Quand elles dansent la salsa ce sont des séductrices, des femmes fatales. Ce sont des proies faciles, elles sont déjà nubiles et fertiles. La plupart d’entre elles ont subi des violences sexuelles, euphémisme délicat pour dire que dans la rue on les viole et on les jette à l’envie. Ce sont des petites filles.
Au début elles ont peur, elles ne supportent pas qu’on les touche. Elles se collent contre les profs, elles fuient les garçons.
Au cirque il faut faire confiance, se toucher, se saisir à bras le corps, compter sur l’autre. Sinon c’est la chute assurée. Peu à peu, elles s’apprivoisent.
Paranoïa.
Le danger est présent partout mais il ne se voit pas. Seule la peur se ressent. Elle est palpable. Chacun raconte des histoires effroyables.
Qu’est-ce qui relève de la rumeur, de la réalité ? Les Consignes de sécurité sont draconiennes, ils ne les respectent pas eux même. Comme s’ils niaient le danger en même temps qu’ils l’exagéraient. On dit qu’un taxi peut dans la ville même vous livrer à la guérilla si l’appel n’est pas enregistré. Les taxis aussi ont peur. Si vous êtes avec un noir, ils sont tous pris. Ils ralentissent, ils vous regardent, et ils continuent. Si vous êtes avec une blanche ce sont eux qui vous proposent une course. Peur ? Racisme?
Un homme entre dans un bar, il demande à un client « Tu es libéral ou conservateur ? » « Libéral ». Mauvaise réponse, il l’abat. Un jeune homme agresse une femme pour lui voler ses bijoux. Il revient deux jours après pour la défigurer avec un rasoir. « Salope, tu m’as refilé du toc ! ».
Un des jeunes circassiens s’aventure dans un quartier où il était interdit de séjour par la « pandilla » locale, pensant que son nouveau statut d’artiste le protège, il est abattu d’une balle en pleine tête. Un vieux contrat.
Des gamines de quatorze ans se prostituent « de leur plein grés », contre le refus de leur famille, pour s’offrir ce qu’elles désirent. Certaines des filles recueillies par les institutions n’y restent pas longtemps, les proxénètes recrutent à leur porte. Elles seront domestiques à temps plein et à demeure dans une famille riche, ou prostituées, esclaves d’une façon ou d’une autre.
Ici on trouve de tout : « Spécialement pour touristes, jeunes filles adorables à domicile. » « Jeunes garçons ouverts, délurés, complaisants, ardents, fougueux, affectueux, espiègles, au siège ou à domicile. » Ce ne sont pas des annonces pédophiles me dit-on, ils ou elles ont plus de quinze ans.
Hoggar de la luz
Quand j’ai esquissé un geste pour lui caresser la joue elle a eu peur. Ils ont tous peur, toutes ont peur quand on veut leur caresser la joue. Après elle a souri et elle m’a pris la main. Elles voulaient toutes me prendre la main et je n’en avais que deux.
Alors elles m’ont emmené partout dans leur foyer, la « Maison de la lumière ». Elles m’ont montré leurs chambres, leur tout petit univers d’enfant sur les moins de deux mètres carrés de leur lit, la bibliothèque, la salle commune, les douches, tout. L’une d’elles a pris le Leica et fait des photos, ça donnera ce que ça donnera. Je ne suis resté qu’une heure, la langue est une prison, je ne maîtrisais pas la leur et ne savais comment dire.
C’était le début des grandes vacances, celles qui restaient là n’ont pas de famille, pas de visites, petites filles de la rue. Elles m’ont remercié pourtant.
« Dieu a donné du pain dur à ceux qui n’avaient pas de dents »…
…dit-on en Colombie.
Si Dieu a fait l’homme à son image, ce doit être un pervers psychopathe. Tout ça doit le faire jouir. Les justes font ce qu’ils peuvent pour le racheter. Ou alors c’est une femme si belle que ça l’a dispensé d’être intelligente, elle n’a pensé qu’à l’esthétique. Après avoir fait la femme à son image elle a bâclé l’homme à la six quatre deux, juste pour le plaisir et la reproduction, mais à cause de la testostérone sa créature lui a échappé, elle préfère faire la guerre. Ca expliquerait pas mal de choses. A moins que ce ne soit un chirurgien Colombien dont on dit ici que ce sont de grands artistes, les meilleurs sculpteurs du monde. Qui n’a pas vu les femmes de Cali ne sais pas ce que parler veut dire.
Mais le pire serait encore qu’il n’existe pas. Ca, se serait impardonnable.
Carpe diem
Puisque la vie est là, parce que tout est toujours possible, même si c’est le pire ou l’impossible -l’impossible fait partie du possible- que ceux qui ont encore assez de musique dans la tête fassent danser leur vie.
En quittant le foyer des petites filles, une pierre sur le cœur, je me demandais « que faire » ? «Continuer de vivre » m’a répondu Mauricio.
Bien sûr.
Vivre, aimer, danser. Puisque tout ça n’a aucun sens, autant en inventer un qui soit beau et bon, si on peut. Un peu d’amour dans ce monde sauvage, ce n’est rien, sauf quand on le reçoit, sauf quand on le donne. Qui pourra jamais croire que dans ce pays, on tue des enfants ?
Le sel de la terre
La douceur de ces enfants et de ces adolescents du cirque est à la mesure de la sauvagerie de ce qu’ils ont vécu. Ils ont appris l’entraide, la solidarité. Quand ils tendent la main, c’est pour vous toucher, pour caresser.
Les justes
Des justes il y a peu à dire. Ils le sont, c’est tout. Ils sont nombreux, dans les foyers, les ateliers, l’école du cirque, l’école de samba, partout. Ce qu’ils font est naturel comme respirer, en toute humilité.
Ils donnent leur temps, leur attention, leur amour, comme ça, sans compter, dans un engagement total. Ils donnent tout. Pour eux c’est facile, ils sont comme ça. C’est leur vie, ils ne se reconnaissent aucun mérite.
Ils reçoivent tant, disent-ils. Là bas, « humanitaire » prend un tout autre sens : ils font œuvre d’humanité : ils ramènent au sein de l’humanité des petits êtres qui en étaient exclus.
Ils sont bizarres aussi : comme vous êtes Français, le premier jour, ils vous serrent la main. Cérémonieusement. Mais le lendemain, naturellement, comme vous êtes en Colombie, ils vous serrent contre leur poitrine, juste pour vous dire qu’ils vous ont reconnu et qu’ils vous aiment. Et c’est bon. Quand ils vous parlent ils vous touchent, comme pour s’assurer que vous êtes bien réels, que vous avez de la chair, de la consistance, que vous existez. Ils vous font exister. Après, bien sûr, chacun va son chemin. Mais chaque rencontre est un bonheur. Ce n’est pas feint.
Chaque jour le journal égrène la litanie des disparus, des meurtres, ce n’est que sang à la une. « Tordez le journal il en coule du sang » disait José.
Huit mille enfants des rues supposés à Cali, le double à Médélin et autant à Bogota, probablement beaucoup plus.
Autant assécher l’océan avec un buvard. Mais pour avoir rencontré ces enfants dont la douceur est à la mesure des violences qu’ils ont subies, alors oui, vraiment, pour eux ça vaut le coup.
C’est ça le secret : ne jamais renoncer. Ne jamais cesser de rêver. Continuer de vivre.
Jean Barak.
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