Jean-Quentin Châtelain
Il est seul devant vous, assis sur une chaise de bureau en bois qui exhale une longue plainte en tournant sur elle même. Il a un léger accent suisse et ce phrasé ralenti à s'endormir debout, mais vous êtes assis devant lui. Il vous voit, du moins le premier rang, vous regarde droit dans les yeux et vous parle à coeur ouvert, comme à quelqu'un qu'on vient tout juste de rencontrer et qu'on ne reverra jamais plus. Avec son costume anthracite et son chapeau de même il se confond à la pénombre de cette chapelle nue.
Glaçant
C'est le récit autobiographique glaçant d'un homme qui vit reclus dans une chambre, chez son père qui l'héberge et le nourrit. Une sorte de Kodokushi mort né avant que d'être. A sa mort, son père lui lègue une somme d'argent qu'il gardera dans sa poche, déçu et surpris qu'il ne lui ait pas légué sa chambre. Chassé, il erre au hasard et adopte un banc. Mais une femme vient s'asseoir à côté de lui, ça le dérange. Elle revient tous les jours.
"Vous me dérangez"
dit-il.
"Voulez-vous que je ne revienne plus"
dit-elle?
"Le moins possible "
dit-il.
Il ne joue pas les deux protagonistes, il les narre.
Comme elle ne vient plus et que l'hiver arrive, il se réfugie dans une vieille grange abandonnée, et réalise en écrivant son nom sur une vieille bouse -Lulu mais elle prononce Loulou parce qu'elle est allemande- que pour la première fois de sa vie il est amoureux. D'elle.
Alors il revient près du banc mais elle ne vient pas, il revient encore et encore. Enfin elle est là et l'invite chez elle. Il s'installe dans une chambre qu'il vide de tous ses meubles sauf le canapé et reprend sa vie léthargique. Il n'en sera chassé que par les cris de l'accouchement d'une très improbable progéniture pour une seule nuit d'amour avec sa femme publique.
Samuel Beckett était étrange, un génie pour ceux qui cherchent, un mélancolique profond pour ceux qui savent, de ceux -disent-ils- que seule l'électronarcose peut guérir de leur insoutenable non-être douloureux.
Sans doute ici le génie et la folie se côtoient-ils bord-à-bord, l'un exhorcisant l'autre. En abandonnant sa langue maternelle irlandaise pour celle de son pays d'adoption, le français, il a pu mettre en mots son absolu manque à être, fascinant les lettrés les intellectuels et les érudits par son rapport unique et désincarné au langage, son univers étrange et inquiétant.
Une fois l'endormissement vaincu, vous vous surprenez à être envouté par ce récit à l'humour mort-né ravageur, à cette plongée dans le vide abyssal d'un être non advenu. Un voyage cauchemardesque en absurdie.
Sobrement mis en scène par Jean-Michel Mayer, le nomade solitaire Jean-Quentin Châtelain est Samuel Beckett.
Dans ce Festival étrange et inquiétant soumis à une démocrature sanitaire écrasante "Premier Amour" fait salle comble et c'est justice.
Il faut absolument y aller, mais il est prudent de réserver.
Photos et commentaires Jean Barak
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