Vietnam, je me souviens
j’ai beau avoir atteint -sans même y prendre garde- l’âge qu’on dit des sages, ou pour les béjaunes, des vieux cons, je n’ai toujours pas compris. Je n’ai toujours pas compris pourquoi le flic obèse suant le suint et la vinasse qui me bourrait la nuque de coups de poings en me traitant de pédé et d’enculé avait pour lui le droit, la loi et l’ordre. Il est vrai que, jeunes inconscients, nous n’avions pas demandé aux autorités compétentes la permission de nous asseoir pacifiquement sur ce trottoir, devant le consulat des Etats-Unis. Gamins délicats et sensibles, le lait nous coulait encore du nez, il nous heurtait que « nos amis américains » répandissent un déluge de feu et d’acier sur Hanoï et Haïphong, villes martyres, au nom du Souverain Bien dans sa Croisade Sacrée contre le Mal. Eux aussi avaient Dieu et le droit à leur côté. Seigneur, délivrez nous du Bien, ça épargnera à l’humanité quelques millions de meurtres. Elle n’a pas plus besoin de ça que des mutations génétiques monstrueuses provoquées encore aujourd’hui par l’agent orange, produit fabriqué par la firme Monsanto pour défolier la jungle profonde où se cachaient les perfides Viêt-Cong. C’était longtemps avant qu’elle ne produise les O.G.M., mais c'est une autre histoire. L’espèce humaine ne fut pas non plus améliorée par les pieds et mains qu’arrachaient les mines antipersonnel répandues par millions dans les rizières, où même une petite fille sournoise pouvait vous balancer une grenade après le passage de la patrouille. Nos pères ont du venir nous chercher à « l’évêché », siège central de la police marseillaise : en cette année 1967 nous n’étions majeurs qu’à 21 ans, et nos mères ne l’étaient pas encore. Ils ne nous ont pas morigénés : eux même avaient marché et manifesté contre la guerre d’Algérie. Comme il riait de tout, mon grand père a ri de son petit rire cristallin qui agaçait ma grand-mère. Elle, elle ne disait jamais rien, c’était la règle, mais elle n’a pas pu retenir un petit sourire : ils s’étaient en leur temps allongés sur les rails, devant les trains qui emmenaient les soldats faire la guerre au Vietnam, qu’on appelait encore l’Indochine. Ils avaient bien plus que nous tâté de la matraque et de la chaussure à clou. C’est atavique chez nous, les gens du Sud, nous avons la protestation paresseuse. Plutôt assis que debout, plutôt couchés qu’assis.
Ma mère, affabulatrice invétérée, prétendait même qu’en 1920, juste avant qu’elle ne l’accompagnât au « Congrès de Tours » où fut fondé le Parti Communiste Français, ma grand-mère cachait à Marseille un jeune clandestin vietnamien qu’on appellerait bien plus tard « Oncle Ho ». Si ce n’était pas vrai, c’était bien trouvé, les dates correspondaient. Madame Phuong nous demande : « pourquoi n’êtes vous jamais venu au Vietnam ? » Pourquoi faire ? Il n’a eu de cesse que de venir à nous, tous les jours, à l’heure des repas, à la télévision, à la radio, dans les journaux, à la devanture des librairies. Il fait partie de notre histoire, de notre vie, de notre être, de notre légende familiale. En ce Vietnam j’avais rencontré ma compagne, nous avions cette année là affronté la rue, la police, la scène même, avec un spectacle de poésie préparé fébrilement pour l’offrir aux six mille spectateurs acteurs de la « Salle Vallier », pendant les « Six heures pour le Vietnam ». Tétanisés, tremblant comme feuille au vent entre Nougaro et Mouloudji vivants et en personne. J’y lisais une lettre de Raymond Jean « A mes amis américains », et y déclamais un poème de Nazim Hikmet, « Comme Kérem », qui devint le prénom de notre premier enfant. Ce poème m’a accompagné toute ma vie. Après ce séisme, il me fallu trente ans pour remettre les pieds dans un théâtre. Il nous fut reproché qu’en affrétant « Un bateau pour le Vietnam », chargé de vélos et de médicaments, nous soutenions l’effort de guerre du Nord communiste contre le sud proaméricain. C’était vrai : ces vélos ont transporté leur artillerie lourde en pièces détachées du Nord au Sud sur les deux mille kilomètres de la piste Ho Chi Minh, les médicaments ont sans doute soigné leurs combattants. Il est étrange, mais pas nécessairement désagréable, de penser aujourd’hui que les jeunes pacifistes bêlant que nous étions avons hâté de quelques heures la chute de l’Empire Américain, et ce faisant sauvés -aussi- des vies américaines.
La bonne âme du Sichuan
Quand ils sont descendus sur terre pour voir si l’humanité valait la peine d’être sauvée, les Dieux n’ont trouvé dans tout le Sichuan qu’une prostituée au grand cœur pour la racheter. Les américains ont eu plus de chance : alors qu’ils brûlaient vif femmes et enfants, pendant qu’ils détruisaient Hanoï et Haïphong, une voix a surgi sous le fracas des bombes. Juste parmi les justes, Joan Baez s’était glissé là, elle chantait sous ce déluge de fer, de feu, d’acier, de sang. Elle nous a sauvés de la haine des américains. Elle y chante encore « Give Peace a Chance», je jure que j’ai entendu sa voix à Hanoï.
D’ailleurs, si vous passez près du Consulat Général des Etats Unis d’Amérique à Marseille, alors non loin de la Préfecture, vous ne remarquerez sans doute pas la poignée d’adolescent assis par terre pour que plus jamais ça, qui chantent « La ballade de Sacco et Vanzetti », les deux anarchistes italiens assassinés par les Maccartistes. Pourtant, nous y sommes encore, et nous n’avons pas démérité : depuis que nous veillons, les américains n’ont plus jamais bombardé le Vietnam. Vous objecterez qu’ils ont perpétrés depuis bien d’autres pieux massacres, bombardé le Guatemala en 67 et 69, le Cambodge en 69 et 70, Grenade en 83, la Libye en 86, le Salvador et le Nicaragua en 80, le Panama en 89, l’Irak en 91 et 99, l’Afghanistan en 98 et 2001, la Yougoslavie en 99, pour leur amener la démocratie avec le succès que l’on sait. Qu’on veuille bien nous pardonner, nous n’étions pas nombreux, nous ne pouvions pas être partout. Nous avons fait notre part, que chacun prenne ses responsabilités. D’ailleurs, n’en déplaise à ceux qui la croient incinérée, je soupçonne ma grand-mère d’être toujours allongée sur les rails des trains qui acheminent les soldats vers la Cochinchine : j’en veux pour preuve qu’il n’en est plus jamais parti un seul depuis. Il est vrai qu’après la victoire -et nous en fûmes mortifiés- il y a eu les boat people, fuyant le massacre annoncé des rouges sanguinaires -on savait qu’ils mangeaient leurs chiens et leurs enfants- massacre qui n’a pas eu lieu. Quoique. S’ils se sont noyés par centaines de mille, comme les réfugiés de la faim d’aujourd’hui, c’est d’avoir été rejeté à la mer par les nations « civilisées », nouvel Exodus toujours recommencé.
Ce Vietnam existe toujours, nous le portons en nous. Sans doute était-ce pour le retenir que nous n’étions jamais allés à la rencontre du vrai, le Vietnam réel, celui d’aujourd’hui. Sans doute n’y serions nous jamais allé si….
A dire le vrai
A dire le vrai je voulais aller au Paraguay qui fêtait en Août l’investiture de son nouveau Président de gauche, mais deux mois avant le départ, les vols pour Asunción étaient déjà tous pleins. J’ai demandé sans réfléchir: « et pour Ho Chi Minh city» ? Il restait deux places aller retour, les dés étaient jetés. Certains prétendent que le hasard n’existe pas, et l’appellent « inconscient ». Fadaises : qui aurait pu prévoir qu’occupés à surveiller le pétrole du Golfe, les nord-américains laisseraient toute l’Amérique du Sud basculer à gauche comme dans un jeu de dominos ?
D’un massacre, l’autre
Nous voilà donc dans l’autobus de Can Tho. Une famille qui parle hébreu, ce sont nécessairement des israéliens. A l’étape, le chauffeur nous accorde quelques minutes pour visiter un temple. Le père tombe en arrêt devant l’autel, orné d’une staviska. Il devient rouge apoplexie, prend à témoin du regard sa femme et ses enfants, désigne d’un doigt accusateur le graffiti tracé là à leur intention, jusques dans ce coin reculé du Vietnam, par des antisémites. De retour dans le bus, une jeune femme tente de lui expliquer en anglais que c’est un symbole très ancien, qu’il n’a pas ici la signification que lui ont donné les nazis. Il passe raide devant elle, sans répondre, offusqué. Elle est professeur de Français en Suisse -me dit-elle- et me souffle en aparté que cette inculture la désole. Gagné par la torpeur, mes idées divaguent dans la chaleur moite et vaguement conditionnée du voyage. Il m’apparaît dans un demi-sommeil que l’holocauste, la shoah, la solution finale ou le massacre des juifs -selon le point de vue qu’on adopte- n’appartient pas à Israël. Il n’est même plus la propriété exclusive du peuple juif, mais celle de l’humanité toute entière. Il conviendrait de lui ériger un monument, dans un grand musée des horreurs, où les juifs assassinés côtoieraient en toute fraternité les victimes de nos gouvernants et marchands de canon dans les tranchées de 14/18, celles des crimes de la Russie Soviétique, celles des khmers rouges, celles des bombardements américains, des suppliciés sans sépulture des dictatures pro yankee de toute l’Amérique Latine, des tutsis et des hutus, et les indiens d’Amérique. Que les oubliés me pardonnent. Comme on peut chaque année voter pour l’inscription aux sept merveilles du monde de la baie d’Along, des temples d’Angkor ou du Machu-Picchu, on pourrait en regard voter l’inscription au patrimoine immatériel de l’humanité des sept plus monstrueux crimes perpétrés contre elle, et par elle.
Communisme
Hanoï. Au matin et au crépuscule, des hauts parleurs diffusent dans tout le pays les chants patriotiques et les commentaires officiels du parti communiste que plus personne n’écoute : il y a des paraboles jusque dans les villages les plus reculés des montagnes. Comme jadis le Vietnam était venu à nous, le monde aujourd’hui vient à eux. Je vois partout des pères attentionnés, s’occupant affectueusement de leur bébé. Attentif aux effets bénéfiques de la révolution, j’imagine voir là les prémices de l’égalité de l’homme et de la femme dans l’éducation des enfants. Comme j’interroge Monsieur Le Ninh, il sourit : « les aînés mâles ».
« Les vietnamiens sont restés confucéens. La femme doit obéir à son père, enfant, à son mari, femme, et veuve à son fils aîné. Elle doit travailler, faire la cuisine, le ménage, et élever les enfants. La tâche de l’homme est de réfléchir ». Ils sont nombreux à s’en acquitter assidûment. Voilà pour la révolution. Mais entre ce peuple du Vietnam solidaire et soudé, dressé comme un seul homme pour lutter contre l’envahisseur étranger -qu’on ne rencontre plus que dans les musées de la révolution- et celui-ci, que s’est-il passé entre temps ?
Révolution
Avec la révolution d’Octobre, la Russie est passé sans transition du tsarisme au pouvoir des soviets, et au parti unique. De même, le Vietnam et la Chine sont passés de l’empire du Fils du Ciel au communisme dans un contexte de guerres, chaudes froides ou civiles. Les « nécessités historiques », les ont contraints à sauter l’étape de la « démocratie bourgeoise ». Ils sont passés de la tyrannie d’un seul exercée sur tous à la tyrannie de tous imposée à chacun, au nom de tous. Avec le recul, par un pur effet de miroir, le communisme apparaît comme l’image inversée d’un empire autocratique de droit divin. Contre la tyrannie d’un seul, le pouvoir de tous, contre une société de nobles et de cerfs, de riches et de pauvres, l’égalité. Contre l’intelligence des savants « l’intelligence collective », principe selon lequel en additionnant nos petites intelligences nous en créerions une grande, en appliquant les principes de Lénine à tous les domaines de la pensée. C’est ainsi que, contre les principes de la science bourgeoise, Lyssenko a mené l’agriculture soviétique à la faillite, mais c’est une autre histoire. La même chose donc, mais à l’envers. Que le « communisme » rebascule aujourd’hui dans son contraire contemporain, l’empire totalitaire du Dieu argent, ce n’est somme toute pas si surprenant.
Les temps ont changé, le modèle économique a fait faillite. L’économie jadis planifiée et strictement encadrée devient « libérale ». Il suffit de trouver le juste prix et la bonne personne à corrompre, et tout devient possible. En fait, le communisme moins la « discipline » et la « morale », c’est le plus sauvage des capitalismes, avec les inconvénients des deux : le parti unique, l’arbitraire, et la jungle économique. Ca marche : il y a de plus en plus de riches. De plus en plus de très pauvres aussi. Comme partout dans le monde, les populations rurales attirées par les lumières de la ville basculent de la pauvreté digne dans la pire des misères. Comme les nobliaux de jadis, des potentats locaux adulés et honnis abusent d’un pouvoir que rien ni personne ne peut remettre en cause, surtout pas la hiérarchie qui n’y songe pas, tant qu’ils ne la contestent pas. Pourquoi le ferait-elle, au demeurant ? C’est une communauté d’intérêts bien compris. Pourquoi changer le meilleur des systèmes possible ? Le parti représente le peuple dont il est l’émanation et le représentant élu. Il n’y a qu’un seul candidat puisque c’est le meilleur d’entre tous, le plus fidèle à la cause et au parti. Il gère les affaires au mieux des intérêts du peuple. Gouverné par le peuple pour le peuple, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ici le signifiant maître reste « Le Peuple », mais ce qui domine aujourd’hui, c’est le capital. Tant qu’il s’agissait de chasser l’envahisseur étranger, de résister aux guerres coloniales, de faire la révolution et de réunir le pays divisé, le système communiste était d’une efficacité à toute épreuve. Mais les oppresseurs chassés, que faire? On ne peut plus revenir à la démocratie : on n’a jamais vu un pays « communiste » revenir à des élections libres. On se retrouve face à soi même, entre soi, dans le plus extrême dénuement, dans un pays dévasté et exsangue. C’est là que le plus difficile commence, que l’humain se révèle, les canailles et les justes.
Les justes
On m’a fait remarquer à juste titre que j’employais le terme « Juste » de façon impropre, que je n’en connaissais pas le sens biblique : les justes seraient ceux qui annoncent le Messie. Pour les sionistes, l’appellation de « juste » est strictement réservée à ceux qui ont sauvé des juifs pendant la guerre, au péril de leur vie. Ce terme est devenu le sens commun admis par tous. Par extension et abus de langage, j’appelle tout naturellement « juste » celui ou celle qui choisit de porter secours et assistance à toute personne en grave danger. Sœur Chantal, les religieuses de Hué et leurs orphelines, les fondateurs de l’école Hoa Sua et leurs enfants démunis, orphelins ou handicapé, ceux de « Phare », l’école de cirque de Battambang, ceux du « Circo Para Todos » de Cali, ceux des foyers religieux ou laïques de Santiago de Cali, « Agua Blanca » et « Hogar de la Luz » que j’ai eu le privilège de rencontrer, et tous ceux que je ne connais pas partout dans le monde. Ils représentaient pour moi le dernier mystère. J’ai eu beau les interroger, je n’ai réussi qu’à les mettre mal à l’aise. « Je ne suis pas un intellectuel » me répond Rithy Panh, bourru, en partant sur le tournage de son nouveau film. Ils n’ont vraiment rien à en dire, si ce n’est Det Kuong, « On a toujours le choix », ou le Directeur du Foyer Agua Blanca, « on donne si peu, et on reçoit tellement en retour! Je ne pourrais plus vivre autrement». Ils trouvent ça tout naturel, je n’en tirerais pas plus, et je reste avec ma question. En fait, j’interrogeais leur point aveugle, là où ils ne savaient pas, là où ils ne pouvaient pas répondre. Je cherchais la clef dans la lumière, là où elle n’était pas. Ca se passait ailleurs : au moment décisif il y a eu un basculement en eux, sans réflexion, sans calcul, un passage à l’acte, un pur effet d’inconscient dans une situation où ils pouvaient être complice du pire, ou refuser l’ignominie de la situation et la leur propre. Ils ne se sauvaient pas en sauvant l’autre, mais en sauvant l’autre, ils se sauvaient : c’est l’effet de l’acte, pas sa motivation. Un évènement ontologique : un simple quidam devient le démiurge de lui-même dans un acte qui le transcende et le transfigure. L’acte extraordinaire d’un homme ou d’une femme ordinaire, qui en devient extraordinaire. Ils ont choisi d’être, être responsable de leurs actes, seul face à soi même, le choix éthique. Cette sorte d’effet d’inconscient, ça confine au mystique, pas étonnant qu’on en ait inventé Dieu, on se sent moins seul. C’est peu dire que ce n’est pas le choix du plus grand nombre. Le voile du mystère déchiré, il se reconstitue plus loin. Pourquoi celui là et pas tel autre? Il n’y a plus au-delà que des vérités singulières, intimes et insues. Les justes ne se révèlent que dans les circonstances extrêmes, face au pire, au moment du choix: celui de la complicité avec le crime, de l’indifférence ou de la révolte. Celui de l’amour christique du prochain quand la haine se déchaîne. La bible dit : « Être un juste, c’est être humain ». Ce n’est pas donné à tout le monde : l’humain, c’est très inhumain. On devrait espérer que les conditions dans lesquelles les justes se révèlent n’arrivent jamais. Nous n’en prenons pas le chemin : le monde appartient aux canailles, il faut en être une pour le leur disputer à armes égales. Faut-il le leur abandonner ?
Riz amer
Le second typhon ravageur et meurtrier en plaine a fait peu de dégâts dans les rizières des montagnes qui stabilisent les sols. Le temps semble arrêté, si les paysages sublimes de rizières en eau ne sont pas de saison au mois d’août, elles sont d’un vert très pur. Le riz mûrit, des garçons gardent les buffles qui convoitent le festin. La récolte viendra plus tard, bientôt il faudra de nouveau labourer, planter, repiquer, au rythme des saisons. Mais tout va changer dans la vallée : les engins de terrassement défoncent la montagne, là où va s’accrocher le prochain barrage hydroélectrique, la vallée sera noyée. Pour l’heure, quelques rares femmes récoltent encore les crabes de rizière pour la soupe, arrachent des mauvaises herbes, des hommes ici ou là pulvérisent des pesticides ou des herbicides, le progrès est en marche. Les rizières sont désertées, les hommes bâtissent une nouvelle maison au village, les enfants se baignent à la rivière dans des tableaux vivants de paradis originel. Les enfants s’élèvent seuls, sous l’autorité des aînées. « Désoccupées » entre les travaux de cuisine et l’entretien de la maison, les femmes consacrent tout leur temps libre aux touristes. A la porte des hôtels, des dizaines de filles et de femmes de tous âge en vêtement traditionnel cousent et brodent, elles attendent le touriste. Il ne fera pas un pas sans en entraîner trois dans son sillage. Elles savent où ils vont : le rituel est immuable.
Tourisme
A pied, il y a les villages de Cat Cat, Ta Van et Ban Ho à proximité. C’est du « treck » facile sur chemin bitumé ou dans les rizières, une descente vertigineuse depuis Sapa. Avec des températures de 40 degrés sous le soleil d’acier et cent pour cent d’humidité, la remontée est redoutable. Les hommes attendent en bas de la côte pour faire les « moto taxis », à des prix prohibitifs. Dix dollars est une forte somme au Vietnam, c’est un prix acceptable pour un touriste épuisé qui n’a pas la notion des tarifs locaux.
Sur la placette, au cœur du village des Zao rouges, les femmes cousent ou brodent paisiblement. Un minibus arrive, soudain, comme un essaim d’abeilles elles se ruent sur le véhicule dans une grande bousculade, tapant aux vitres et brandissant leurs travaux. Comme dans un film projeté au ralenti, la scène s’éternise, personne ne descend. Qui sortira le premier ? Il le faut bien, ils finissent par s’en extraire, poursuivis dans leur marche affolée par le groupe des femmes qui les sollicitent à grands cris. J’avais vécu quelque chose d’approchant au marché de Sapa où une salle est réservée aux ethnies. Je n’y rencontre que visages fermés, renfrognés. Je visite lentement, puis demande l’autorisation de photographier une femme au travail. « You buy, you take a picture ». Le marché est honnête, ça se passe comme prévu, mais quand je paie tout dérape. Elle n’a pas de monnaie, veux me vendre un autre objet, une autre me met un bonnet sur la tête, une troisième s’accroche à mon bras et me tire pour que j’achète et prenne des photos aussi, d’autres se pressent autour de moi. Quand la pression devient trop forte pour ce que je peux supporter je « décroche » lentement, elles me poursuivront pendant cinq cent mètres, chacune me tirant vers elle, me mettant des objets sur l’épaule, dans les mains, sur les bras ou la tête, tout en se chamaillant entre elles. Quand j’en parle à notre guide francophone il sourit et lâche laconique : « normal ! ».
Sur la grand-place de Sapa, la veille du marché, des commerçantes autoritaires habillées a l’européenne achètent par ballots entiers les vêtements et tissus des femmes des villages alentour, elles les jettent par terre rageusement. L’homme est un loup pour l’homme et la femme est un homme comme les autres. Enrichissez-vous La modernité frappe à leur porte, comme à la ville on voit des familles entières en habit traditionnel, sur de petites motos qui servent à tout. La corvée de bois ou le retour des champs à moto, c’est autre chose. Chaque maison en bois a sa parabole, le béton a peu à peu remplacé le bois et le bambou- les forêts sont protégées- les derniers chefs d’œuvres de l’architecture ethnique ont été démontés, et remontés au musée de l’ethnologie à Hanoï. Qui s’aviserait de le leur reprocher ? Tout le monde veut s’enrichir, la concurrence n’en est que plus dure, la solidarité des temps de guerre n’existe plus. Je réaliserai seulement au retour que je n’ai presque rien acheté, résistant au harcèlement incessant. Le troisième typhon qui a fait de terribles dégâts et plus de cent victimes à la frontière nord a bousculé nos projets. C’est peu de choses en vérité en regard de la catastrophe, mais en attendant une semaine de plus à Hanoï que la ligne ferroviaire soit rétablie, le temps s’est rétréci, il va falloir repartir bientôt. Au retour de Sapa il ne restera que deux jours et une nuit avant le train de Hué, deux jours à Hué, puis vingt-quatre heures de vol et de transit pour Marseille Marignane.
Hoà Suà
Juste avant le départ pour Sapa nous avions mangé dans l’un des restaurants d’application de l’école sociale d’hôtellerie et de restauration Hoà Suà, signalé par le guide du routard comme « une bonne adresse et une bonne action », dans une belle maison coloniale près du parc Lénine. Un repas délicieux d’une exceptionnelle finesse, même en regard de la cuisine souvent raffinée des petits restaurants familiaux. Bien plus « cher » que l’ordinaire, nous y avions mangé pour douze euros à deux, mais l’important n’était pas là. La cuisine et le service étaient assurés par de très jeunes gens au sourire timide, stylés mais sans affectation. Il se passait quelque chose d’inhabituel entre eux, presque palpable, une complicité, une tendresse même qu’on ne rencontre pas dans des endroits ordinaires. Leur carte donnait l’adresse mail de l’école, j’ai écrit pour proposer mes services de photographe, à titre bénévole, comme une modeste contribution à leur action. J’ai reçu la réponse à Sapa, Internet n’a pas que des inconvénients. La suite a été un rêve. Madame Phuong m’a répondu dans un français parfait-elle avait étudié à Paris- qu’elle trouvait l’idée excellente. J’ai visité le petit hôtel restaurant de Sapa, peu fréquenté à cause du dernier typhon, mais sympathique et chaleureux, tenu par de jeunes gens charmants. Au retour à Hanoï, les deux jours se sont passés comme un poisson dans l’eau entre les restaurants et l’école, en invité de marque, accompagné de Madame Phuong, chargée de la communication et enseignante, pour l’occasion guide et interprète discrète et attentionnée. Comment décrire la timidité, la pudeur et l’émotion -les Vietnamiens sont très timides- mais aussi le plaisir et la complicité, malgré la barrière de la langue ?
En entrant dans l’atelier des sourds muets une jeune fille m’explique qu’elle est sourde et muette, je lui réponds que je le sais, je comprends son langage et elle comprend le mien, comment est-ce possible ? Elle me souhaite la bienvenue, m’explique qu’il y a encore peu de monde parce que c’est l’heure de la sieste, ils et elles arrivent peu à peu, tous et toutes sourient, ils et elles me remercient au départ. C’est une dimension que je ne connaissais pas, celle du silence et des gestes universels. J’assiste à un cours de cuisine, de service, à un examen d’entrée après la période probatoire d’essai. Je suis avec les professeurs qui jugent la qualité de l’avocat aux fruits de mer d’un impétrant, ils sollicitent mon avis : c’est délicieux, ils en sont ravis. Toutes les portes s’ouvrent, les cuisines, la cantine, la lingerie, les salles de classe. A pas feutré et avec leur accord nous visitons les dortoirs des garçons et des filles. Ils se cachent et s’enfuient, mais ils reviennent et ils posent, gênés et ravis, ils me feront dire un peu plus tard qu’ils aimeraient bien encore d’autres photographies dans les dortoirs. Je les ai faites pour eux, ils me les ont offertes, je leur laisserais les photos en partant. Deux jours ce n’est rien. Si je le peux, je reviendrais.
Un quarteron de retraités
Que faire quand on est un enseignant à la retraite et que le pays est dans une pauvreté dramatique ?
C’est à cette question que répond l’école Hoa Sua : « le tourisme va se développer et avec lui les hôtels et les restaurants, il faut donc créer une école des métiers de l’hôtellerie et de la restauration ». Partis de rien en 1994, ils ont formé gratuitement depuis 3500 jeunes en difficulté, enfants très pauvres, issus des ethnies, orphelins, handicapés. Ils sont aujourd'hui à la tête d'une grande école, de quatre restaurants dont un mini hôtel, d'une boulangerie-café-traiteur, d'un magasin de broderie et une classe de couture. L'état a fourni le terrain de l'école, les bâtiments on été financé par des aides publiques ou privées dont la France, juste retour des choses, mais ils sont en autosuffisance grâce aux lieux de vente et aux restaurants. « Nous avons eu des périodes très difficiles avec le srass et la grippe aviaire mais nous avons tenu. Maintenant ça va mieux» nous dit Madame Phuong. A n'en pas douter, à être reçus ainsi, nous sommes des privilégiés. Hué, l’orphelinat des Sœur de Chartres L’adresse était -encore- dans le guide du routard, il précisait « demandez sœur Chantal ». J’avais emporté de France un carton de médicaments, bien peu de choses. Je me suis présenté à l’improviste, on la croyait absente, mais elle est apparue très vite. En guise de bienvenue elle m’a offert un verre d’eau fraîche et un yaourt de leur fabrication. Elle remerciait le guide et les routards qui leurs rendaient visite, elle ne voyait passer ici que des « sacs à dos », personne ne venait les visiter en limousine. A leurs yeux, disait-elle, ces petits gestes qui font les grandes rivières étaient précieux. Nous avons parlé longuement, de l’orphelinat, de son histoire, de leur mission, de leurs activités, des enfants.
Vivre les évangiles
Elles ne pouvaient certes renier leur vocation de missionnaires, mais ça n’avait plus du tout le sens du temps des croisades ou de la « conquista » où le glaive précédait la croix pour évangéliser les indigènes animistes, de grès ou de force. Il s’agissait en toute humilité de vivre les évangiles comme un don d’amour, sans compter, dans le respect de toutes les religions comme des incroyants. D’ailleurs, si quelqu’un voulait se convertir, il fallait qu’il le leur demande. Soulager les souffrances, aider, éduquer, offrir un avenir à leurs orphelines, les aimer, c’était toute leur vie. Après la réunification, la période de la révolution avait été douloureuse. Les biens de l’église ont été confisqués -ce qui est au demeurant dans l’ordre logique d’une redistribution des richesses en période d’extrême pauvreté- mais on n’avait laissé à l’orphelinat et aux enfants qu’un bâtiment insalubre, ce qui était une offense à ce principe même. Ils étaient repartis de rien, ils avaient tenu, duré, fait leurs preuves encore une fois, regagné la confiance et le respect des nouvelles autorités. Aujourd’hui les responsables du parti l’appelaient « ma sœur », ils la laissaient travailler sans tracasseries. On leur avait rendu les bâtiments et la chapelle, ils ont obtenu tout récemment l’habilitation qu’ils avaient demandée il y a de nombreuses années. Les nouveaux logements des enfants étaient plus loin, en plein emménagement, elle s’excusait de ne pas pouvoir me les montrer. Ils avaient une école maternelle qui accueillait quatre cent enfants, les filles allaient au collège et au lycée, à l’université. Il y avait un atelier pour les enfants handicapés.
Une fillette aux immenses yeux noirs passe devant nous.
« Celle-ci nous a fait faire beaucoup de soucis, elle a été tellement battue par toute la famille qu’à son arrivée elle avait peur de tout, elle s’isolait. Maintenant elle va mieux. Nos filles sont heureuses ici, mais elles ont vécu de grands traumatismes, elles ont des histoires très douloureuses, elles portent en elles des blessures qui vont se rouvrir tôt ou tard. Ce sont des bombes à retardement, ça les rattrape toujours. Nous leur apprenons peu à peu à le gérer » dit-elle, bien plus fine psychologue et clinicienne que nos nouveaux prophètes de la « résilience ». J’ai demandé l’autorisation de faire quelques photos. Sœur Chantal m’a présenté sa dernière arrivée, une petite Charlotte de onze mois à peine, qu’une femme avait trouvée dans des immondices. Elle aurait voulu la nourrir, mais son mari a refusé, alors elle la leur a amenée. La fillette passait de bras en bras, d’une aînée à l’autre, vive et souriante. Elle est venue vers moi spontanément, s’est mise debout en se tenant à mes mains, puis elle s’est lâchée, m’offrant le privilège de ses premiers pas. Elle jubilait et dansait sur place. Puis elle est allée à quatre pattes jusqu’au mur, elle s’est relevée seule et s’est retournée, triomphante. Ensuite nous sommes allés voir les grandes filles qui mangeaient à côté.
En repartant je suis allé dire au revoir à Charlotte, elle était allongée dans son parc avec l’un des deux seuls garçons de l’orphelinat. Il en était parti, il faisait des études, mais il revenait pendant ses vacances à la « maison mère ». En me voyant partir, Charlotte a éclaté en sanglots, inconsolable. N’avions nous pas fait ses premiers pas ensemble ? Partir était un arrachement. J’y suis resté longtemps, dans un état d’émotion inhabituel. Pourtant, quand j’ai de nouveau regardé ma montre, une heure ne s’était pas écoulée. C’était mon dernier jour au Vietnam. Sur le chemin du retour, c’est cet autre Vietnam que j’ai emporté avec moi. Au prochain voyage, il faudra vraiment que je parle du Vietnam réel.
Jean Barak, 2008
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