« LA DANSE EST UN ART DE COMBAT »
Entretien avec Angelin PRELJOCAJ
Angelin bonjour.
A quand remonte la danse pour toi ? T’es-tu dit un jour « Je veux être danseur» ?
Oui, il y a eu un jour. Plusieurs, en fait. J’ai découvert la danse dans un livre: il y avait une photo magnifique de Noureev suspendu dans un saut, ça m’a fasciné. Ça m’a donné envie de danser.
C’est toujours un détail qui fait commencer, c’est autre chose qui fait continuer. Pour moi, c’est la rencontre avec la danse contemporaine de Karine Waehner. Ça m’a mis le pied à l’étrier. Là je me suis vraiment dit « Je veux être danseur. » Ce sont deux stades différents.
Pensais-tu devenir chorégraphe quand tu étais danseur ? Est-ce un désir dès le début ?
C’est une sorte de secret qu’on garde quand on est un peu modeste ou timide, introverti, ce qui était mon cas. Autant sur scène j’avais quelque chose à dire avec mon corps, autant dans ma vie je me la fermais. La création est un secret gardé profondément au fond de soi, jusqu’au moment où tout à coup je me suis dit « C’est le moment ». J’ai toujours eu pudiquement l’idée de devenir chorégraphe. Je ne savais pas si un jour je passerais à l’acte, et puis c’est arrivé.
"Amer América" Photo Christiane Robin
Aujourd’hui tu as une œuvre derrière toi. Quand tu te retournes, quel regard portes-tu dessus ?
C’est marrant, je lisais un article des « Inrockuptibles » avec le questionnaire de Sophie Cale que je trouve rigolo. Il y a la question : « Citez-moi trois artistes que vous détestez », je crois qu’un des premiers c’est moi-même. Je suis sûr que si je n’étais pas moi il y a des choses de moi que je détesterais. En même temps il y a des choses que j’aime Beaucoup. Alors c’est un sentiment étrange de regarder ce qu’on a fait.
On est tiraillé entre ce qu’on trouve superbe, ses fulgurances, et on voit ses limites. On voudrait n’être que fulgurances, ce qui est impossible. On est frustré de ses manques.
Le travail à venir consiste à corriger tout ça, à se dire « ce n’est pas terminé, ce n’est pas bouclé, j’ai encore des chances de redresser la barre » là où je ne suis pas satisfait de l’écriture ou de la réflexion.
"Noces" Photo Christiane Robin
N’est-ce pas le propre des créateurs d’être exigeants, de chercher l’œuvre parfaite qu’on n’atteindra peut-être jamais ?
Peut-être. La notion d’art est très variable selon les artistes, certains mettent l’art très haut dans leur esprit, d’autres moins, mais cette sanctification peut être un défaut. En tout cas je mets l’Art très très haut avec une majuscule énorme, depuis mon enfance. L’art, les artistes, c’est énorme, presque vénérable. Peut-être faut-il être moins respectueux de l’art pour faire de bonnes œuvres. J’essaie de me lâcher là-dessus, c’est mon travail. Je me dis « il faut continuer à créer mais peut-être avec moins de respect pour l’art, ça te donnera peut-être une liberté que tu n’as pas à cause de ça ».
En même temps ce respect met la barre très haut. On aspire à être à la hauteur de tous ceux qu’on a admirés, pas seulement de la danse, ça peut être dans la musique, la peinture, le cinéma. Cette vénération force à se surpasser, à se transcender, une fois de plus c’est à double tranchant.
"Noces"
Tu dis qu’il y a quelque chose que tu n’aimes pas dans ce que tu fais, tu ne laisses pas non plus la critique indifférente. Certains te portent aux nues et ne jurent que par toi, d’autres ont la dent dure et sont à la limite de l’injure. Comment reçois-tu ce qu’on dit de toi ?
Je le reçois toujours avec attention. S’il s’agit de critiques dont le métier est d’analyser des œuvres, c’est important. Ils voient énormément de choses, on ne peut pas seulement se satisfaire du public, ce serait trop simple. Je lis toutes les critiques avec attention, les bonnes comme les mauvaises. Elles me font réfléchir. Je ne les néglige jamais, j’essaie de construire mon travail, cela en fait partie tout autant qu’une biographie de Pasolini. Même les choses blessantes me font réagir ou me construisent.
« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort »…?
Quand c’est clairement injuste ça se voit comme le nez au milieu de la figure, dans ce cas je n’en tiens pas compte.
"L'annonciation"
Il me semble que tu aimes provoquer, que tu es toujours à la limite, que tu aimes aller chercher chez le spectateur ce qu’il a de trouble, ce qu’il a d’obscur.
Je suis moi-même assez trouble en fait. Je fais ce que j’ai envie de voir et que je ne trouve pas ailleurs. Sinon je ne le ferais pas.
Si un autre le fait, pourquoi le faire ? Ce que j’ai envie ou besoin de voir n’est pas toujours très clair, alors je le mets en scène, je l’aiguise.
Il faut de l’ombre et de la lumière, je crois que j’ai une forte part d’ombre. Même si dans ma vie elle ne se voit pas, elle ressort dans mon travail.
"N"
Quand tu crées, ça part de quoi ? Du geste, du mouvement, d’une idée ?
Souvent d’idées. La plupart de ce que j’ai fait part d’une thématique à jardiner, au sens d’agir sur la matière, de fouiller. Il arrive un moment de dérapage où ce n’est plus la pensée qui compte mais la matière en mouvement, en termes purement physique. La vitesse, l’énergie, le poids, la forme, tout ça commence à me passionner.
L’idée est là, mais souvent je pense à un projet pendant un an, je me nourris, je lis beaucoup de choses, je vois des expositions, je me documente, et quand je rentre dans le studio tout est là comme un humus. Mais j’évite de trop faire référence à ça consciemment. Souvent, à terme, je retrouve les choses, mais je les ai faites presque instinctivement, alors que si je le faisait de façon trop raisonnée ce serait peut-être mauvais.
Tu as travaillé avec Enky Bilal et « AIR » pour la musique, comment crée-t-on à plusieurs quand on a une idée précise ?
C’est drôle, c’est toujours une question d’ego. Si les gens ont un ego trop fort c’est dur de travailler avec eux parce qu’ils veulent toujours tirer la couverture à eux, les gens dont tu parles ont un extraordinaire esprit de collaboration.
C’est comme si « AIR » me demandait de faire la chorégraphie de leur clip, c’est un champ à investir qui est le leur, dans lequel j’interviens, mais c’est une commande. De même, si Bilal me demandait des éléments pour un de ses films je le ferais sans aucun ego. C’est exactement ce qu’a fait Jean Benoit Dunkel de « AIR » avec mon travail. On le voyait déjà dans « Virgin Suicide ».
Ils ont une très forte personnalité et une patte très forte, mais dès qu’ils sont au service d’un projet ils sont complètement dans l’expérimentation, au service de ce qu’ils font.
Après ils repartent dans leurs propre projets, ils se sont nourris d’autre chose et ils peuvent le réinjecter à leur façon, c’est comme ça qu’ils grandissent, c’est comme ça qu’on grandit tous. C’est l’altérité qui te fait grandir.
Le mythe voudrait que la création soit comme un volcan dont la lave s’écoulerait en permanence, avec une pulsion qui pousse tout le temps à créer. Il y a aussi un cahier des charges et l’obligation de créer chaque année. Comment ça se passe pour toi entre cette réalité et le processus de création ?
L’obligation est de deux créations sur trois ans réparties comme on veut.
La plupart du temps je vais bien au-delà, je fais parfois trois créations dans l’année, mais il m’est arrivé pendant un an de ne rien faire parce que je voulais vraiment prendre du recul. Je fais surtout ce que j’ai besoin de faire. J’ai toujours trois ou quatre projets dans mes tiroirs. Ma question c’est plutôt « Par quoi je commence, quelles sont les priorités que je me donne dans l’avenir » ?
J’ai de nombreux projets et je choisis celui sur lequel je travaille dans une sorte d’urgence en rapport avec ce que j’ai fait avant. J’essaie d’être dans une sorte de biorythme. J’ai fait une pièce douce avec « Near Life Expérience », la prochaine sera dans une sorte de grand écart. Je ne veux pas m’enfermer dans un style, une vision, ce serait confortable, mais je préfère prendre des risques à chaque fois et me retrouver dans le doute. Là, je suis perdu. « Near Life » est une tellement belle expérience, le spectacle m’apporte tellement avec les choses incroyables que les gens me disent après, je me dis « Ca y est, j’ai trouvé ma voie, c’est mon chemin ». En fait, je lutte pour que ce ne soit pas mon chemin, parce que sinon je vais m’endormir. Donc le projet qui vient est très violent, à l’opposé. Si on disait que « Near Life » est le paradis, avec « N » je suis en enfer.
"Retour à Berratham"
Quels sont les artistes qui ont compté pour toi ?
Il y en a beaucoup. Enormément. Des gens comme Stravinsky pour ce qu’il a amené à la musique. En peinture j’adore Richter, Picasso, Rubens, les primitifs Flamands, c’est interminable.
Et dans la danse, aujourd’hui, sans réfléchir ?
J’ai un peu peur d’une sorte de posture. Il y a un académisme de la déconstruction, de la non danse, qui devient désagréable. Autant ça a été intriguant, maintenant c’est postural. On voit trop la posture et on se demande ce qu’il y a derrière.
En même temps je respecte totalement des gens comme Jérôme Bell qui vont jusqu’au bout de leur questionnement. Beaucoup de ceux qui sont entrés dans son sillage n’ont peut-être pas son souffle conceptuel.
"Les Nuits"
Angelin, que signifie la danse pour toi ?
C’est un art passionnant, l’outil c’est le corps, le corps est le lieu de convergence de la spiritualité et de l’animalité. C’est un territoire incroyablement passionnant. Ça a été le cas dans la peinture pendant très longtemps, puis le corps a disparu de la peinture, il est revenu maintenant dans les installations. La matière de la danse c’est le vivant, la vie. C’est comme si j’étais un biologiste, un sculpteur, un artiste, un truc de ce genre-là.
La vie traverse tous les jours le studio de répétition. Tout le temps. Et puis, en tant que chorégraphe, j’embauche des danseuses jeunes, c’est la nouvelle génération qui arrive. La moitié de mes danseurs pourraient être mes enfants. Nous restons très ancrés dans la vie et dans le monde.
"Le Sacre"
Il y a le corps et l’esprit, comment l’esprit s’empare-t-il du corps ? Il y a beaucoup de références mystiques dans tes pièces, quel est ton rapport au mystique ?
Ça m’habite à fond. Mais il n‘y a que deux pièces référencées comme telles, l’annonciation et M.C.14.22. C’est peu en termes de source directe. Si ça intervient dans le reste, c’est presque inconscient. On peut en avoir une lecture à posteriori, y déceler des références spirituelles qui m’échapperaient, je ne le nie pas non plus, mais ce n’est pas intentionnel.
"N"
Nous sommes à la Méjane, il va y avoir bientôt un centre chorégraphique. Entre l’art et le politique ta position a toujours été claire et tranchante, penses-tu qu’un artiste doit s’engager ?
Agir, oui. Il n’est pas indispensable de s’exprimer chaque fois qu’il y a un problème politique ou social. Mais quand on est soi-même confronté à une situation critique il faut être capable de prendre une position claire, ne pas rester.
Je suis assez paysan là-dessus, si je suis radicalement en opposition avec des gens, je ne peux pas manger dans leur main.
Ce n’est pas possible. Si les tendances politiques que je réfute sont amenées à prendre le pouvoir et qu’une partie des ressources de la compagnie provient de là, je préfère partir et me retrouver sans rien plutôt que me compromettre.
Y a-t-il un rôle, un engagement de l’artiste ?
L’artiste doit agir dans son œuvre, oui il a un rôle politique, changer la perception du monde, réveiller ou interroger à travers son travail, mais pas forcément dans le champ médiatique. Ça me fait bizarre qu’on demande toujours à Florent Pagny son avis sur la politique.
C’est incroyable. Il y a des gens pointus sur la question qui réfléchissent en profondeur à qui on ne demande rien du tout, c’est affligeant.
Si tu m’autorises une question très bête, ça sert à quoi la danse ?
Je ne sais pas. Ça ne sert peut-être à rien, mais ça sert tout autant que la musique ou la peinture. C’est un art…la question serait plutôt « A quoi ça sert l’art ».
"Retour à Berratham"
A quoi ça sert, l’art ?
C’est peut-être la forme suprême qui nous est donnée. Le langage est très important dans l’évolution de l’humanité, la technologie aussi, mais l’art est un autre mode, c’est avec l’art qu’on sent la part spirituelle de l’humain. Le langage est une nécessité vitale, l’art est mystérieux.
Merci Angelin.
Entretiens 2011
"Portrait in Corpore" Photographie Christiane Robin
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