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DANSER

Dernière mise à jour : 7 déc. 2020

Massaïmara


Massaïmara


Au bord du monde, juste après les « Portes de l’enfer », la nuit tombe sur le village Massaï. Un chant s’élève d’une case, jamais la même, ça ne se décide pas, ça arrive comme ça. Quelques femmes fébriles abandonnent leur tâche à une fille plus jeune, les hommes se hâtent lentement. Ils sont bientôt trente ou quarante dans cette case minuscule, ils chantent et dansent. A dire le vrai, avant qu’ils ne vous l’aient dit, vous ne pouvez pas savoir qu’ils dansent. « Quand danserez-vous ? » demande-t-on, « Mais nous dansons tout le temps ! » s’étonnent-ils. En effet ils sont assis en rond, soudés les uns aux autres, une ondulation du buste arrache ce chant guttural étrange qui rythme le récit. Le chant et le répons alternent, ils disent la vie, les évènements du jour ou de l’année, l’histoire du peuple, les mythes. Les danses qui les ont rendus célèbres quand l’exotisme à excité l’occident sont réservées aux grandes occasions : cérémonies funéraires, mariages, circoncisions, excisions. Ils dansent tout le temps et ça ne se voit pas. Même si pour nous la danse ce n’est pas ça, au nom de quoi en douterions nous? Pour les Massaï, une ondulation du corps qui provoque le chant jusqu’à la transe, c’est ça la danse.


Calcà


Calcà

Ils étaient descendus à pied de leurs lointains villages de haute montagne, vêtus de leurs plus beaux habits pour cette fête de la vierge, sainte patronne de Calcà, près de Cuzco. Le curé rose venu d’ailleurs spécialement pour l’occasion, taillé comme un première ligne de football américain, leur promettait une fois de plus que demain elle leur donnerait du travail, protègerait les récoltes, guérirait les infirmes.

A cette altitude, alors que l’homme de la plaine cherche en vain son oxygène, parmi ces danseurs fougueux, jeunes et beaux, ces jeunes femmes incroyablement colorées, vous n’aviez d’yeux que pour ce petit bonhomme, de sept ans peut-être. Il semblait ne plus même toucher terre, habité d’on ne sait quel ancien Dieu des Inca. Il ne dansait pas : il était la danse.


Cali


Colombia

« En s’organisant bien » dit Fabian, « on peut faire la fête toute l’année en Colombie. Quand une Féria s’achève ici, une autre commence là, et ainsi de suite ».

Dans ce pays en proie à une guerre civile qui dure depuis cinquante ans, ils dansent comme s’ils allaient mourir demain. D’ailleurs, ils peuvent mourir demain. « C’est pour mourir content » m’explique Mauricio. Un peuple entier danse la salsa, tous sont virtuoses. A peine marchent-ils qu’ils dansent, certains deviennent professionnels, alors on va les voir danser aux concours de salsa, et après on danse. Ils dansent sur un volcan, ils dansent pour se sentir vivre. C’est ça la danse pour les Colombiens : danser pour se sentir vivre, danser autant qu’ils le peuvent, pour mourir contents.


Bitume

Mauvaise nouvelle : cette année la techno parade n’aura pas lieu en Germanie, les financeurs ne financent plus.

On ne les verra pas cette fois encore l’oreille collée aux hauts parleurs qui les rendent sourds profonds, dansant seuls jusqu’à l’épuisement, aidés pour certains par les nouvelles substances qui détruisent les neurones, le crack. Ce sont les rites éternels de passages, mais aujourd’hui, c’est vers nulle part. Ils retrouvent la même transe que celle des cérémonies Gnawas, du Vaudou, ou celle des sorciers des hauts plateaux Andins qui fascinèrent jadis nos benêts de sociologues, mais privée de sens. Vous pourrez leur raconter ce que vous voulez : ils haïssent cette société, et vous avec. Pour eux, les petits bourgeois « no futur » désespérés, la techno, c’est ça la danse.


Avignon


Béton

Au pied des cités oubliées au large du bisness, là où un sous prolétariat abandonné par les progrès de la mondialisation et de l’informatisation ne reconnaît plus ses enfants, partout dans le monde une culture des nouveaux ghettos est apparue, mondialisée et Anglo-saxonne. Importée des States, une poésie rageuse de bouts rimés vomit avec quatre cent mots sur des rythmes de boites à rythme un monde qui ne veut pas plus de ses auteurs qu’ils ne le reconnaissent. Ils ne sont pas invités au banquet.

Comme ça s’est fait de tout temps, entre les hommes de tous les âges, ils s’affrontent, mais pacifiquement. C’est « ze bateul », un rite initiatique. Ils font assaut d’excellence, tournent sur la tête, inventent des figures acrobatiques d’un genre nouveau : robotique, boogaloo, smurf, lock, pointing, poppin’, break etc.


Comme jadis un ministre de la culture s’émerveillait devant les tags, on les flatte, on les invite, on les récupère, on les instrumentalise et on les encense, ils sont sur les grandes scènes, comme les tags au musée des démagogues. Tant mieux pour eux, avec un peu de chance ils y trouveront leur compte. Et même si vous pensez que le hip hop est plus proche de la performance gymnique que de la danse, pour eux, la danse, c’est ça.


Définir

« Action de danser ; ensemble de mouvements du corps généralement rythmés par la musique et obéissant à des règles. Le rock est une danse moderne. Danse classique, dont les mouvements, soumis à un code précis (par opposition à la danse libre préconisée par Isadora Duncan) font l’objet d’un enseignement chorégraphique, et incluses à ce titre dans les beaux-arts ».

On le voit bien : sauf à la résumer en quatre lignes de petit Larousse illustré (1990 tout de même) qui laissent rêveur, définir la danse est une mission impossible. Une seule chose est sûre : partout dans le monde et depuis la nuit des temps, tout le monde danse.



Hell Gates


Socius

On pourrait tenter de l’appréhender par la sociologie : la danse ethnique avait une fonction de transmission.

Pour les peuples sans écriture le chant provoque la danse ou la danse provoque le chant, il dit le passé, le présent, l’avenir, la vie, l’amour, la mort, les ancêtres, la création du monde, les Dieux. La danse est indissociable du chant, ils sont le lieu même de la transmission, de l’identité. Ca procède de l’être même, c’est ontologique.

Demandez à un Massaï s’il chante ou s’il danse, lui aussi, il vous répondra interloqué : « I’m a Massaï ! ».

Si vous voulez vous débarrasser d’un peuple sans écriture, mettez ses enfants en institutions, et en une seule génération la culture des Bushmen a quasi totalement disparu d’Australie. Quelques militaires « incontrôlés » ont entrepris de finir le travail à la mitrailleuse, ils ont été sermonnés. C’est un fait divers, et c’est un ethnocide silencieux. Les Amérindiens ont eu la primeur, tous les peuples qu’on dit primitifs ont suivi, à l’ère industrielle les tropiques sont tristes : le travail est presque achevé, les peuples « a développement lent » comme on dit joliment pour signifier « primitifs » s’éteignent, leurs danses traditionnelles disparaissent avec eux. Quoi qu’on puisse légitimement faire pour en retarder l’échéance, ça paraît inéluctable. C’est le prix du modernisme et de sa mondialisation, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ultralibéral possible.

Pourtant des peuples du monde moderne dansent encore : tout un peuple danse la samba au Brésil, la salsa à Cuba et en Colombie.



Buenos Aires


Le tango en Argentine renaît de ses cendres, l’Espagne retrouve son flamenco, l’Afrique danse ses danses traditionnelles. De part et d’autre du détroit de Gibraltar l’acmé de la danse s’atteint dans la transe, le « duende » ou le « tarab ».

Ainsi va la vie, la modernité ne les a pas encore totalement laminés. Ce sont sans doute des danses codées à l’extrême, figées dans leur perfection, mais toujours vivantes, pratiquées massivement.

L’excellence de ses professionnels est celle de la pureté technique, de la beauté du geste parfait, de la furia latina, elle procède encore en orient du sacré.

A côté des boites technos l’Asie danse encore le Maarabata. Paradoxalement, le tourisme rend nécessaire la persistance des danses traditionnelles sacrées, mais désertées de leur sens ce sont des coquilles vides.


Naphtaline

Chez nous, en Provence, les danses folkloriques que plus personne ne pratique sortent parfois naphtalinées des musées, convoquée par quelques régionalistes nostalgiques d’une culture morte comme les langues éponymes. Elles procèdent du cliché touristique, elles y ont même leurs festivals.

La centralisation est achevée, les Alsaciennes n’ont plus leurs oreilles de Mickey que sur les paquets de biscuits. Pourtant, on punissait encore il y a moins d’un siècle ceux qui parlaient la langue d’Oc, à l’école de la République.

Ou le Breton, le Catalan ou le Basque.

Aujourd’hui, les « volem viure al païs » de 1968 dont l’arbre est toujours près des racines se retrouvent -quelque peu contrariés- au côté des tenants de la tradition et de la pureté ethnique contre les invasions barbares, ils se demandent s’il n’y a pas quelque chose de pourri au royaume d’Occitanie. La « culture » de notre belle Provence a disparu.

Sommes-nous pour autant devenus incultes ?

Notre culture n’est-elle pas au contraire plus large, plus riche, plus ouverte ?

On rabat souvent la culture sur la tradition, pourtant elles ne se confondent pas.


Kasaj Tchave


Histoire

On pourrait alors questionner l’histoire : « La danse à travers les siècles en Occident » en dix volumes. Le Moyen Age avait ses danses populaires, celles des fêtes paysannes des grands jours, mariages et baptêmes, ou on échappait fugitivement à la servitude.

Visiteurs du soir, quelques gyptis parcouraient les routes de châteaux en châteaux, les saltimbanques distrayaient les nobles.

C’était déjà des sortes de professionnels. Ceux des nobles qui étaient admis en cour auprès du roi pratiquaient la danse de cour, divertissement des maîtres de ce monde et lieu des pactes sociaux et politiques. Le temps semblait arrêté.

A la Renaissance les intellectuels et les artistes étaient les protégés des maîtres de ce monde, leurs mécènes, sans lesquels ils seraient morts de faim. Des maîtres apparaissent, la musique et la danse deviennent savantes, érudites.

Le monde occidental qui paraissait endormi commerce, invente, conquiert de nouveaux mondes, se mécanise, s’industrialise.

Les nobles oisifs s’appauvrissent, la bourgeoisie industrieuse triomphe. Elle s’invente une danse qu’on dit aujourd’hui classique, elle fut jadis d’une folle modernité. Sous les ors et les lambris, elle se fait quintessence d’esthétique. La division des tâches s’impose d’elle-même, l’art est devenu un métier, le spectacle une industrie naissante, la population urbaine paie des entrées dans les théâtres pour qu’on la distraie. Le petit peuple lui-même y est admis, au parterre, au poulailler, et au paradis.

Dans la plaine, les baladins s’éloignent au long des jardins.


"Quijote" chorégraphie M.C. Piétragalla pour le B.N.M.


Gutenberg

Au Diable la tradition et la transmission, nous sommes les héritiers de Gutenberg, tout est écrit. La Danse n’est plus le vecteur et le coeur même de la transmission, elle change de statut, elle n’est plus que divertissement.

Elle illustre mythes et légendes, parle de princesses et de princes charmants, incarne les rêves bourgeois de luxe et de volupté, elle fait rêver. Gisèle, Cendrillon, le lac des cygnes…elle s’invente un répertoire. Elle est affaire de professionnels, de spécialistes, d’érudits.

Artiste est devenu une profession à part entière, ils ne sentent plus le souffre, on les enterre en terre chrétienne. Comme il y a deux mille cinq cent ans dans la Grèce antique ils sont reconnus et adulés. Le monde du spectacle est né les artistes sont d’un côté, les spectateurs de l’autre.





Daïrakudakan


Tutus roses et petits rats

Le temps s’accélère, le monde bascule, le vingtième siècle est de bruit et de fureur, à l’ère industrielle tout est grand, même les boucheries pour marchands de canons. Les massacres eux-mêmes sont industriels. A travers l’art l’humanité interroge son inhumanité, la danse se fait souffrance. Picasso nous apprend que Guernica est en Espagne. Au Japon vitrifié sur l’axe du bien, on invente le butho, cri silencieux des dommages collatéraux. Vu d’en haut ce sont des cibles, vu d’en bas, ça ressemblait avant à des êtres humains.

La danse étouffe dans ses tutus, sourire aux lèvres et pieds en sang dans ses chaussons à pointes fourrés à l’escalope.

Les grandes guerres finies, en cette deuxième moitié de siècle de fin de millénaire elle se met pied nus, renie sa joliesse, casse son esthétique, repart à la recherche d’un sens évanoui sous les dorures. Elle devient moderne outre Atlantique, puis post moderne. Ca commence aux Amériques, ça envahit l’Europe avec le jazz. Elle s’universalise.

Dans la vieille Europe et dans le même temps elle devient néo-classique, puis une ère nouvelle commence : bientôt la danse contemporaine est née, rendant obsolète toutes les autres.

Comme la musique jette ses partitions et invente l’improvisation, le jazz est là, la danse bouscule les codes et la java s’en va.

Le système fermé s’ouvre, tout devient possible. La danseuse n’est plus une poupée mécanique, pour autant qu’elle ne le fut jamais.

Dans chaque danseur sommeille un chorégraphe, la danse veut créer du sens.


Sasha Waltz


Langage du corps

Le danseur s’exprime avec son corps devenu autonome, qui se met à parler comme de lui-même, pour lui-même. Il parle seul.

Tous les danseurs vous le diront, il existe un langage du corps, ils en sont sûrs.

La danse est un langage à part entière, il est spontané, il part du corps.

Elle s’en saisit et l’anime, un geste en provoque un autre, la main entraîne le bras qui entraîne l’épaule, le dos, le bassin.

Le mouvement se propage, il se déploie, recommence, s’éteint. Un autre lui succède, puis un enchaînement, il se répète, c’est une phrase, une structure apparaît, une langue se crée.

Peut-être n’est-ce qu’un alphabet, tout au plus un protolangage, la danse n’invente et ne décline peut-être que des mots phrases mais qu’importe, ce sont les mots pour le dire. Si tu as quelque chose à dire, danse le. Dire c’est faire, et faire c’est dire. Ou à tout le moins un mi-dire, « faire » permet et dispense de dire.


Ecrire

Le processus de création est un mystère. Questionnez dix chorégraphes, vous obtiendrez dix réponses différentes. Pourquoi créent-ils ? « C’est la seule chose que je sais faire », « Je ne peux pas faire autrement », « c’est vital, c’est plus fort que moi » disent-ils.

Il y a plus simple : comment créent-ils ?

L’un part d’un mouvement, l’autre d’un concept, un autre encore d’une image. Cet autre encore d’un texte écrit, que la danse représenterait.

« Au début chaque phrase était écrite» dit Marie Claude Piétragalla. Elle ne s’y enfermera pas longtemps, il y a de multiples entrées à l’art de chorégraphier.

L’un suit la musique, l’autre pas. Marie Chouinard chorégraphie dans le silence et convoque le musicien à la fin du processus. Carlotta Ikéda travaille avec la musique, mais elle ne la suit pas. Sa danse est issue d’un « non être » qu’elle atteint par le za zen.

Jean-Claude Maillot part de la musique, il se laisse guider par l’émotion qu’il éprouve. Pour Rui Horta la danse contemporaine est un art abstrait qui ne se donne pas sans l’apprentissage de ses codes, comme on sacrifierait aux rites d’initiation d’une société secrète ou d’une secte. Il n’a de cesse que d’interroger le rapport entre la scène et la salle, l’acteur et le spectateur.

L’écriture est de plus en plus collective, chaque danseur apporte ses improvisations, sa personnalité, le chorégraphe orchestre ces figures qu’il s’approprie et restitue.



Angelin Preljocaj


Angelin Preljocaj invente les « Affluents », chorégraphies de ses danseurs qui font la grande rivière du répertoire du Ballet, il provoque et révèle les vocations. Josette Baïz confie l’écriture aux enfants danseurs de sa compagnie, et organise la forme finale. Pour Jean-Claude Gallotta le corps est poétique, « tout est prétexte à commencer une aventure », à travers un acte poétique qui le surprend et l’émeu à chaque fois.

Les interroger sur le processus de création ne procure aucun savoir sur le processus lui-même. S’ils se prêtent volontiers au jeu des questions réponses, eux savent bien qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Le miracle, c’est qu’ils le font. Ils s’étonnent toujours des commentaires des critiques, des discours qu’ils suscitent, des passions qu’ils déchaînent, comme s’il s’agissait d’un autre. Que cherchent-ils ?

« Je ne cherche pas, je trouve » disait Picasso. Boutade certes, à l’adresse de celui qui lui demandait ce qu’il cherchait, mais c’est dès lors qu’il cherche, et parce qu’il cherche, qu’il trouve.

On prête à Françoise Dolto dont on connaît le génie clinique et la mystique naïve -elle était intimement convaincue que l’Esprit Saint l’animait au moment de l’interprétation- ce dialogue avec Jacques Lacan, dont on connaît le génie théorique, et la paranoïa :

Elle : « Docteur, je ne comprends rien à ce que vous racontez ! »

Lui : « Ma chère, j’essaie d’expliquer ce que vous faites ».

Le processus échappe. En revanche, en acceptant de se livrer au jeu des questions, le créateur dévoile et ce qu’il peut dire et ce qu’il ne peut dire sur cette tension existentielle, essentielle, entre faire et dire. Il se livre lui-même.

Ce n’est pas son intimité qu’il donne à voir, ce serait impudique, (au demeurant il se montre à nu sur scène), mais à travers lui l’intimité du processus de création.

Il y a dans toute création artistique un inconnu entre faire et dire, comme il y en a un entre l’émotion et l’intelligence.

« Il ne faut pas chercher à tout comprendre » disait très justement José Alves, danseur et chorégraphe. « Il faut juste ressentir ».

L’un n’interdit pas l’autre, essayons tout de même.


Un peu de psychologie

Qu’un enfant de cinq mois qui ne tient pas encore debout entende une musique entraînante, et déjà, spontanément, il danse. En tout cas il jubile, il s’agite, et nous, nous disons qu’il danse.

De l’avoir énoncé ça devient une vérité : « Tu n’avais pas six mois, tu dansais déjà». « Ce que je vous dis est absolument vrai » prétendait Jacques Prévert, « je viens juste de l’inventer ».

Il n’empêche, si ce n’est la danse, le mouvement apparaît avant même la maîtrise du corps, et longtemps avant celle de l’univers symbolique, avant la parole.

C’est un autre mythe, on veut croire qu’il y a un avant et un après le langage, dans une perspective psychogénétique et développementale, ontogénétique.

De surcroît, le langage serait programmé génétiquement. Pure illusion : avant même sa conception dans le réel un enfant est conçu en pensée, en rêve, en fantasme, fut-il pensé comme indésirable. Sauf à être autiste, auquel cas il en serait exclu, il est tombé dedans avant même sa naissance. Nous naissons dans un système symbolique qui nous préexiste et qui détermine nos existences. Pas étonnant qu’on ait inventé Dieu. Le Symbolique, ce n’est pas mal, mais Dieu, ça a tout de même une autre gueule.

On objectera que la musique est un langage et qu’elle ne se paye pas de mots, en oubliant que ni les sourds muets ni les autistes ne composent de musique. Il n’y a pas de langage humain hors du champ symbolique, le langage des abeilles n’en est un que pour autant que nous le nommons ainsi, par abus de langage.

Comme nous, nous l’avons, nous le leur attribuons. Du coup, le fameux langage du corps où s’originerait la danse est démystifié.



Sasha Waltz


Sauf à être une traduction naïve, la danse est une transduction.

Qu’on pardonne cet emprunt à la physique pour parler du réel, mais la transduction étant la transformation d’une énergie en une autre, ça lui va bien. Y a-t-il un corps avec son langage propre, physique, et le psychisme qui ne se paierait que de mots ?

On eut pu croire que le monisme spinozien fut un acquis du siècle des lumières, « Il y a de l’un » reprenait Lacan, il n’en est rien.

Le plus grand nombre s’accommode bien mieux du dualisme d’avant Démocrite et ses atomes crochus surréels d’avant le surréalisme. Au bas mot deux mille quatre cent ans. C’est qu’il y a là un inconnu que l’humanité cherche à se cacher, quelque innommable tapi entre dire et faire, entre faire et dire.

Ca n’empêche pas d’exister


Il faut bien l’admettre : ni la sociologie, ni l’histoire, ni les danseurs eux-mêmes ne peuvent nous introduire à l’intelligence de l’essence de la danse. Peut-on appeler la psychanalyse à la rescousse?

Est-ce bien nécessaire ?

Tout créateur craint d’être réduit à un objet d’étude. L’intelligence peut-elle tuer l’émotion ? On peut très bien vivre sans savoir tout ça : ceux qui préfèrent cultiver le mystère peuvent cesser de lire dès ici, et passer directement aux images, sans dommage.

Que les autres se rassurent : on prête à Freud cet aphorisme : « La théorie c’est bien beau, mais ça n’empêche pas d’exister ». Il préconisait « le retour de la théorie chenue vers l’expérience éternellement verdoyante ».

L’intelligence n’est pas en concurrence avec l’émotion, elle est d’un autre registre. Elle introduit une autre dimension : celle du sens.

Elle ne la remplace pas non plus, pas plus que l’érudition -tout savoir sur la danse- ne fera de vous un danseur. Ni un chorégraphe.

Pas plus que le solfège ne fera de vous un virtuose, qu’être grammairien ne vous créditera d’un style. L’analyse d’un chef d’œuvre n’en a jamais réduit le mystère, bien au contraire, elle l’épaissit.


Encore Picasso

L’émotion est du registre du réel, du corps, l’image la provoque, ou un son, ou une pensée, l’analyse s’inscrit dans la parole, le symbolique. Loin de réduire le champ émotionnel, la culture l’élargit. Combien de spectateurs de cinéclub « ordinaires » qui n’avaient pas eu accès à l’œuvre de Pablo Picasso ont été bouleversés par le film de Henry Georges Clouzot « Le mystère Picasso » ? Et conquis par son génie ?

Par un procédé qu’on prétendra magique, le tableau réel se peint comme tout seul, sous vos yeux, sans l’intervention du peintre. Il y a en matière d’art des passeurs.

Non seulement l’intelligence n’est pas l’ennemie de la sensibilité, mais elle en est la plus fidèle compagne. Au demeurant, ça n’empêche pas les disputes. Elle est en revanche l’ennemie de la sensiblerie, mais ce n’est pas ici le propos.

Alors va pour « La danse au risque de la psychanalyse », d’autant qu’ici le risque, c’est qu’on se surprenne à l’aimer, la danse.


Olivier Dubois


La psy canalise

« Dans chorégraphie il y a corps et graphie » dirait-on en Lacan de cuisine qui se moque de l’étymologie pour débusquer quelque secret sémantique.

Comme les trains, une sémantique pourrait bien en cacher une autre, comme la polysémie recèle de multiples dimensions : un train de mesures ne vous mènera pas nécessairement d’un point à un autre.

Il y aurait donc un sens lisible et un sens caché, qu’on prendrait pour un sens d’une autre nature, comme un sens au-delà du sens, qui échapperait à la parole. La danse pourrait bien, quant à elle, être convoquée à représenter l’irreprésentable : ce qui, pour être inscrit dans le corps, c'est-à-dire dans un lieu inaccessible de la psyché, n’en est pas moins exclu du sens.

« Un acte manqué… » disait Freud « …est un discours réussi ». Quelque chose fait effraction qui dément l’intention consciente affichée : l’inconscient. La danse lit l’inconscient en aveugle, elle élève l’acte au niveau du discours, elle donne à « l’acte manqué » ses lettres de noblesse.

Il n’y a pas de mystère : elle lit à son insu dans le corps ce qui y est secrètement inscrit, faute d’avoir été accepté de plein droit dans l’ordre symbolique, sens rejeté, caché, ou jamais arrivé, le hors sens. Elle donne à lire l’inconscient, ou pire.

Lieu de la répétition même, elle ne cesse de représenter ce qui n’est pas présentable, ou pas représentable. Le chorégraphe fait de son manque à être le lieu même de la création. Comme son cousin issu de germain, le théâtre d’images, la danse est l’écran où se projettent des fantasmagories qui renvoient chaque spectateur à l’intimité de son propre sens caché. En l’absence de texte, le sens reste indécidable, chacun doit l’inventer. Comme la vérité d’une peinture réside tout autant dans l’intention du peintre que dans l’émotion de celui qui la regarde.

Chorégraphier c’est danser dans sa tête comme dans un rêve, s’ouvrir à l’irruption sauvage de l’insu. Le moment de la représentation est un dialogue d’inconscient à inconscient.

Sens caché et exposé, métaphores en liberté.

Pygmalion

Il y a le danseur, le chorégraphe et le spectateur. Comme Pygmalion, le chorégraphe s’empare de la pâte molle du danseur pour l’inventer à l’image de son rêve, et lui donne vie. Mais le danseur vit sa vie propre, il incarne de lui-même le mouvement qu’on lui propose, il est acteur, médiateur et créateur.


Daniel Leveillé


Chanterelle

On voit ici ou là quelque interprète d’une telle force, d’une telle beauté, tellement habitée, que le plus endurci des Béotiens se surprend à vibrer d’une corde de lui-même ignorée, là où se crée la secrète alchimie du nouage réussi entre l’image offerte et reçue, le sens caché qui se donne à voir, et le réel de l’émotion révélée. Alors, dans le partage, la danse est là.

Revenons en arrière : si une représentation d’un spectacle vivant procède du nouage en actes du réel, du symbolique et de l’imaginaire, dans un partage fugitif quasi fusionnel entre chorégraphe danseur et spectateur, si elle procède depuis Freud (et même avant mais on ne le savait pas) d’une mise en tension de l’inconscient, « Ce sont des pensées qui sont refoulées » disait-il, quels en sont les ressorts élémentaires ?


Au plus près de la pulsion

Fernand Deligny a bouleversé le rapport à l’autisme en jetant aux orties Cévenoles toutes les camisoles.

Libérés de leurs liens dans l’agora du plateau vide, de jeunes autistes entamèrent une errance qui peu à peu faisait sens, du moins aux yeux de Deligny qui voulut y voir une écriture, au point de dessiner leurs déplacements pour en lire le sens. Parler d’autiste heureux serait indécent, mais il les a -à tout le moins- délivré du marasme absolu des institutions où ils végétaient. Ils y étaient agités de mouvements ritualisés incessants, tournant en rond, se frappant la tête contre le mur, se balançant sans cesse. Ils devinrent les arpenteurs inlassables du Causse, une réelle existence commençait là dans la mise en actes d’une pulsion de vie à l’état brut : le mouvement.

Toute cette digression loin de la danse nous ramène à elle : elle est au plus prés de la pulsion. C’est le privilège exclusif du vivant, jusques là ou le symbolique est absent, non admis, ou hors champ. Parce que dans l’autisme le symbolique n’a pas droit de cité il éclaire de son obscurité l’un des ressorts majeurs de la danse : exister dans l’acte pur, être présent à son corps vivant, ici et maintenant. Comme les salseros de Colombie.


Fatiguer frère l’âne

On objectera ici à juste raison que les pratiques sportives et circassiennes sont aussi prés de la pulsion que la danse, plus proche même d’un plus-de-jouir, quand la danse devient un répertoire infini, quand elle devient langage. Le sport est jouissance de l’acte pur, il fait lien social à une toute autre échelle que la danse. Mais la danse mène ailleurs. Comme le théâtre certes, mais autrement.

« Il faut bien que le corps exulte » chantait le grand Jacques, « Il faut fatiguer frère l’âne » disait le jeune moine soldat saturé de testostérone, confirmant par anticipation l’hypothèse de Freud, la place radicalement libidinale de tout ce qui agite l’humain. Libidinal au sens panthéiste : toute pulsion de vie à l’état brut dont le génital n’est qu’une des formes élaborée.


Angelin Preljocaj "N"


Le destin de la pulsion

Le scandale que Freud a provoqué en 1900 ne s’est jamais éteint, même en ce siècle où la provocation tient parfois lieu de règle artistique. Pour les avoir seulement observés sans idées préconçues, il découvrit que les enfants développaient tout naturellement toutes les perversions jugées monstrueuses et condamnables chez l’adulte. Coprophiles, voire et même coprophages, voyeurs, exhibitionnistes, sadiques, puis masochistes, manipulateurs et cruels, les petits anges ne le sont que dans le regard naïf de l’adulte qui ne veut plus rien savoir de ce qu’il a été, et qu’il est peut-être encore peu ou prou dans son inconscient.

Une à une, toutes ces pulsions sont impitoyablement réprimées, c’est l’éducation.

En 1968 on parlait « d’éducastreur », Françoise Dolto répliquera « Il ne faut pas castrer les enfants de la castration », formule certes aporétique, mais tout le monde comprend. Les pensées inacceptables sont refoulées dans l’inconscient, elles sont remplacées dans le conscient par leur contraire, c’est l’origine de la morale. L’autre partie, l’émotion et l’image sublimée s’investissent ailleurs, dans les activités créatrices. Tel coprophile repenti particulièrement inventif deviendra un grand peintre, tel autre un barbouilleur du dimanche, tel coprophage inventera le Mac Do, tel ex voyeur deviendra photographe ou vidéaste, ou spectateur assidu, tel exhibitionniste « guéri » se produira pour le bonheur de tous sur une scène. L’art est au service de la pulsion sublimée, il lui donne droit de cité, il la légitimise, il lui accorde le droit d’exister. La danse contemporaine est spécifiquement un médium au service de toutes les pulsions, en même temps. Elle a une fonction cathartique, au même titre que le théâtre, qui jouit ouvertement du sens, mais différemment.

Les arts ne s’opposent pas aux disciplines sportives, ils ne se concurrencent pas non plus.

Ils dialoguent, et de plus en plus se rendent visite, créent ensemble. Théâtre, musique, danse et cirque s’entendent aujourd’hui comme larrons en foire.

L’image se prête à la métonymie, il y a dans « Guernica » la guerre d’Espagne et toutes les guerres, toutes les barbaries et toutes les souffrances humaines. La poésie offre à la postérité ses mots et ses métaphores qui traversent le temps, la danse est une poésie éphémère de l’instant, elle existe ici et maintenant. Lumières éteintes, la magie est passée. C’est comme à la messe, le mystère ne s’accomplit qu’au moment de la cérémonie. Comme les Dieux d’Afrique ne descendent dans les masques que quand ils dansent.


A quoi ça sert ?

Ça sert à quoi?

Ça sert à rien.

L’art ne satisfait aucune nécessité vitale. On peut accumuler des tableaux comme des valeurs, on ne peut posséder un spectacle vivant. S’il s’inscrit nécessairement dans une circulation d’argent, ce n’est que le moyen, pas la fin. C’est seulement un évènement d’être qui devient appel d’être.

Être quoi ?

Quand -ce n’est jamais garanti- la magie opère, être le lieu de l’émotion, de la réflexion, du doute, dans le partage. Donner, recevoir, l’artiste ne reçoit pas que des applaudissements en retour. Il reçoit le bonheur rare de celui dont le don a été reçu.

Mais l’art est, par-dessus tout, questionnement.


Carolyn Carlson "Innana"


Ordre moral

La danse est un art voué au regard, elle crée des images éphémères, elle donne à voir. Sa suprême audace est de se montrer à nu dans son être, ou encore avec son corps nu, et que ce soit simplement beau, émouvant, respectueux de l’autre dans son désir et sa fragilité. L’artiste est un provocateur de liberté.

Rien n’est plus naturel que la nudité : même nos cousins les grands singes ne portent de shorts que dans les cirques. Rien n’est moins naturel que l’humain.

Là où tout est code, interdit, prescription, aliénation, l’art autorise l’invention, la transgression, l’outrance, sur une autre scène que le passage à l’acte qui asservit.

Le spectacle vivant lutte contre l’ordre moral qui tend à réduire toujours plus le sujet à sa névrose : l’art est subversif, il procède de l’éthique.

Il se moque de la morale bien-pensante, il bouscule, dérange, donne à voir et à penser. Les dictateurs ne s’y trompent pas : ils haïssent la culture et les artistes. Au Chili, le premier acte c’est la rafle. Dans l’acte deux, au stade de Santiago, le reître de Pinochet identifiant le poète, il lui tranche les mains à la hache. Saignant à flot artériel Victor Jarra se lève et chante. Le stade se lève et chante avec lui, une balle dans la nuque fait cesser le scandale. L’année dernière, au festival de Pertuis, un groupe gitan chantait « Te recuerdo Amanda » qu’ils tenaient d’un autre groupe gitan, ils ne savaient rien de Jarra. Les poètes ne meurent jamais.


Jean Barak

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