Frédéric Flamand, Bonjour.
Pourquoi Marseille ?
J’ai travaillé treize ans à Charleroi dans une ville et un contexte très particuliers : il s’agissait de renouveler un ballet classique, le ballet Royal de Wallonie. J’ai cette expérience-là, que j’ai orientée vers la danse contemporaine. Nous avons également organisé un festival avec des thématiques telles que
« corps et machines », « vitesse et mémoire ». Un artiste a toujours besoin de nouveaux défis, c’est aussi simple que ça. La compagnie fonctionnait très bien, nous étions invités dans le monde entier. Il y a aussi l’attrait du sud : quand vous vivez dans le nord de l’Europe, dans une petite ville industrielle -ce n’était pas Ostende non plus- une ville comme Marseille a beaucoup d’attrait. Le sud a toujours été pour nous synonyme de vacances, jamais de travail. J’ai toujours été attiré par le sud : c’est une autre lumière, une autre intuition artistique.
L’occasion s’est présentée, il y avait une école, c’est très important, j’avais un projet pédagogique européen sur lequel nous travaillions depuis un an à partir de la Belgique, avec Angelin Preljocaj, Wayne Mac Grégor à Londres, d’autres en Allemagne. Il y avait donc une école, une compagnie, l’idée de faire évoluer cette compagnie en interaction entre la danse classique et la danse contemporaine. C’est important pour le XXIe siècle puisque la danse moderne a connu sa révolution, partout la plupart des festivals de danse sont contemporains, pas seulement en France.
C’est intéressant de réinterroger cette mémoire et de voir toutes les interactions possibles sans tomber dans un nouvel académisme.
Avez-vous des envies particulières pour le B.N.M. ?
Plein d’envies évidement. Pour moi le ballet doit être à l’image de cette ville incroyable où il y a une vivacité très forte, c’est la ville de tous les métissages. Je fais moi-même un travail de métissage qui met en rapport la danse avec l’architecture, la musique, les arts plastiques, la vidéo.
C’est un travail qui peut très bien s’ancrer dans une ville comme Marseille, c'est une ville très particulière, très différente des autres villes de France, c’est ce qui me plait très fort. Ouverte sur la mer, un port, des échanges, des départs, des arrivées, des images extrêmement fortes pour un créateur.
Vous avez été un pionnier du métissage de la danse avec d’autres médias, la pluridisciplinarité est-elle la chance de la danse ?
Oui. Enfin ce n’est pas tout à fait nouveau.
Pionnier est un bien grand mot, au début du vingtième siècle c’était tout à fait la même histoire avec l’aventure des ballets Russes, des ballets Suédois, du Bauhaus, et bien d’autres. C’est une utopie récurrente, les artistes ont envie de rencontrer d’autres artistes, de créer de nouvelles formes artistiques, c’est un rêve qui reviendra éternellement. Ca me semble d’autant plus important que nous vivons dans un monde de plus en plus cloisonné, un monde consumériste et normatif. Je crois transgresser toutes ces limites, toutes ces frontières, c’est non seulement un rêve artistique mais une utopie indispensable à l’homme. Voilà ce grand projet pour Marseille.
Monsieur Petit qui a fondé ce ballet et l’école collaborait lui-même avec des artistes d’autres disciplines. Nous avons des toiles de Hokney ici, il y avait déjà cette volonté d’aller vers d’autres arts dans ce bâtiment extraordinaire dédié à la danse.
A propos de ce bâtiment, vous qui aimez tant l’architecture vous devez vous sentir bien ici !
Oui. C'est très interpellant, une architecture de l’enclos inspiré par l’Afrique, l’architecte a beaucoup travaillé en Algérie et on le sent très fort. Il y a aussi un rapport d’une incroyable poésie qui m’a beaucoup plu : au fond de cette salle où nous nous trouvons une petite fenêtre donne sur la cité radieuse, c’est un hommage à Le Corbusier.
C’est extraordinaire, on pense aussi à Le Corbusier dans ce bâtiment, c’est une architecture tout à fait radicale, un peu monacale mais très belle pour la danse. Mon travail principal consiste à mettre en rapport la danse et l’architecture. Ce n’est pas une stratégie, c’est une intuition qui est venue progressivement, j’ai travaillé avec Dillers et Cofidio, des architectes Américains, il disaient :
« l’architecture c’est tout ce qui se passe entre la peau d’un homme et la peau d’un autre homme ».
Voilà une définition magnifique pour quelqu’un qui travaille avec des danseurs. J’ai fait plusieurs spectacles avec eux, c’étaient les premiers architectes, ensuite il y a eu Zaha Hadid. Les hasards de la vie sont incroyables, c’est elle qui va construire le plus haut building de Marseille. Elle est la seule femme architecte célèbre dans le monde entier, elle vient de recevoir le prix Nobel d’architecture cette année. Je l’ai rencontrée il y a cinq ans déjà, nous reprendrons ce spectacle avec le ballet de Marseille dans un an.
Ensuite il y a eu Jean Nouvel, découverte incroyable, un spectacle complètement fou que nous avons créé à Hanovre pour l’exposition universelle 2000.
Ce n’était pas vraiment un spectacle mais un environnement réalisé par Nouvel avec cent vingt danseurs, environnement que j’ai réglé et qui a été joué six heures par jour non stop pendant cinq mois, il a été vu par plus d’un demi million de personnes. La rencontre avec Jean Nouvel a été très forte, de nouveau une exploration sur le monde d’aujourd’hui, sur le corps dans la société contemporaine. Puis il y a eu un nouveau spectacle sur la ville que j’ai créé pour la biennale de Venise, de nouveau avec un grand architecte Américain, Tom Main, du groupe « Morphosis », spectacle que j’ai recréé avec les danseurs du Ballet de Marseille et qui tourne en ce moment en Europe. Nous serons dans dix jours à l’opéra d’Amsterdam via Barcelone, on le verra en juin au théâtre de la Criée.
C’est « Silent Collision », « Collision Silencieuse ». Et pour terminer cette trilogie sur l’architecture il y aura le premier spectacle que je crée avec le Ballet National de Marseille, au Festival de Marseille, En juillet, avec Dominique Perrault qui a créé la bibliothèque de France, ça s’appellera « La cité Radieuse ».
La technologie tient une grande place dans vos spectacles, ne craignez vous pas qu’elle prenne le pas sur la danse ?
C’est une question fondamentale. D’abord, technologie, vous me flattez un peu, nous travaillons avec l’image que nous détournons de manière artistique. Travailler avec la technologie ce serait faire un spectacle à la Nasa par exemple, ce qui serait peut-être intéressant ou peut-être pas, mais soyons francs, nous travaillons de façon très artisanale. Mais c’est le rapport de l’homme au monde d’aujourd’hui : jusqu’où, comment allons nous vivre avec les machines que nous avons inventées depuis la renaissance? C’est ce rapport terrible de l’homme et de la machine, de plus en plus fort chaque jour.
Regardez l’intérêt des garçons de six ans à huit ans pour les jeux vidéo, ce monde de bombardement de l’image, nous sommes en plein dedans.
Nous vivons dans un monde en mutation incroyable, peut-être une mutation comme nous n’en avons jamais connu dans l’histoire de l’humanité, où le corps se fait de plus en plus remplacer par des images et des prothèses, Nous vivons dans un monde ou parfois les images vivent toutes seules. Ors nous savons que les images mentent et nous aimons les mensonges de l’image. Il suffit de rappeler le succès des films Américains –ou Français d’ailleurs- où on manipule les images. Un monde où la prothèse triomphe. Quand vous êtes sur Internet, où est votre corps ? Vous communiquez avec le monde entier mais vous restez sur place face à une machine.
Il y a donc deux questions fondamentales qui se posent aujourd’hui : le rapport de l’homme à la ville qui modifie notre identité et notre corps, et le rapport à la technologie, à la technique.
Je vous ai entendu dire « La technologie c’est l’ennemie, se servir de la technologie c’est la détourner pour la mettre au service de la danse »….
Oui. De la danse bien sûr, mais de l’homme. Chaque homme est un créateur, c’est pour ça que la danse est le médium le plus extraordinaire pour parler du monde d’aujourd’hui. Ce monde a peur du corps parce qu’il n’est pas parfait, alors il essaie de le changer. C’est le rêve de la biotechnologie, voyez la publicité; quand on pense au sport on pense au dopage, on essaie dans tous les domaines d’améliorer le corps. C’est extrêmement dangereux, il serait peut-être plus simple de se contenter de notre expérience éphémère sur terre plutôt que de vouloir à tout prix perfectionner l’homme. Ce sont de grandes questions philosophiques. La danse parle de ça et met en confrontation sur une scène réelle des danseurs réels avec des images qui mentent, des technologies qui mentent. C’est un combat entre le réel et le virtuel, le réel et le médiatisé, concrétisés dans un spectacle pour que le spectateur le voit. Ca touche tous ses fantasmes fondamentaux, et les nôtres également.
En même temps le spectacle est une fiction, quand on voit les centaines d’heures qu’il faut pour arriver à cette petite heure et demi de perfection, n’est ce pas déjà tricher ?
Ah ! C’est effectivement le grand problème. Le corps du danseur n’est pas naturel puisqu’il s’entraîne.
Que ce soit des danseurs classiques ou contemporains il y a une normalisation, un travail sur le corps. Mais je crois qu’on peut s’exprimer de manière beaucoup plus forte à travers la contrainte. En même temps, ça nous fait réfléchir à notre positionnement dans le monde et dans la société d’aujourd’hui. Quel est notre espace de liberté dans notre société ? Ors nous savons que la liberté en soi n’existe pas. Evidemment c’est un rêve romantique. Ca nous oblige à réfléchir et à avoir une stratégie pour conquérir des territoires.
"Les Métamorphoses" 2008
Selon vous, quel est notre espace de liberté dans cette ville ?
Je crois qu’il faut toute une vie, une réflexion, une conscience de chaque minute, de chaque évènement de la vie.
Comment est-on par rapport à quelqu’un, comment traite-t-on les autres, quel rapport, quel partage entre les choses ?
C’est une expérience de chaque seconde pour chacun, chacun doit en être conscient.
Revenons sur le processus de création en corrélation avec l’architecture : n’est-ce pas une contrainte paradoxale que vous vous imposez de mettre en relation ce qui semble aux antipodes, d’une part la danse, le mouvement, et de l’autre l’immobilité, la lourdeur de l’architecture ?
Oui, ce sont des contradictions qui nous mènent à un autre type de langage, j’y crois très fort. Par exemple le travail avec Jean Nouvel était très dur pour les danseurs, ils étaient dans des cages de fer où le mouvement ne pouvait se développer que d’une certaine manière. Avec d’autres architectes, à la fois on libère et on écrase la danse, ça parait extrêmement paradoxal. En même temps des espaces de liberté apparaissent.
Cette notion de contrainte me semble capitale parce que chaque être sur terre vit ces contraintes, le spectateur peut le ressentir très fort. C’est créer une tension, en fait. Je dis toujours « ni technophobe ni technophile » mais créer une tension entre les deux. C’est notre sort de toute façon, la technologie nous libère, il ne faut pas avoir un point de vue moral sur les nouvelles technologies. Il faut savoir les transgresser, les utiliser, et retrouver une certaine humanité, chaque jour.
"La Vérité..."2012
Comment travaillez vous concrètement avec l’architecte, avez-vous des discussions ou est-ce juste une inspiration pour l’œuvre à créer?
Ca dépend des architectes.
Evidemment des discussions, il y a un concept de base, une nouvelle structuration de l’espace, s’échapper de la boite à l’Italienne, la boite de théâtre. Pendant des années j’ai beaucoup travaillé dans des usines désaffectées, des lieux qui n’étaient pas théâtraux, puis je suis venu à l’architecture. Je me suis finalement dit qu’on peut transformer cette bonne vieille boite plutôt que voyager tout le temps d’usines en lieux désaffectés, en réinventant à chaque fois un théâtre avec tous les frais que ça comporte, la liberté, mais aussi les contraintes. Retravailler à partir d’un lieu, la boite noire, mais faire exploser cet espace, le carré renaissance du théâtre à l’Italienne. C’est comme ça que j’ai travaillé avec des architectes, c’est très intéressant parce qu’on réinvente des possibles insoupçonnés.
"La Vérité..."2012
Et avec les danseurs, comment travaillez vous ?
Pour moi les danseurs ne sont pas des instruments, ce sont aussi des créateurs.
Ce sont des gens. Je travaille beaucoup sur l’improvisation, même s’il y a une structure, une thématique, mais à partir du moment où nous travaillons dans un espace ce sont des moments très forts parce que tout part du corps du danseur, de l’improvisation, de son intention, de son impulsion, de son intensité, de tout ce qu’ils apportent, de sa personnalité. C’est un matériau tout à fait extraordinaire.
Ca devient un travail de collaboration, il n’y a pas les gens de l’extérieur et les danseurs qui exécutent, ils font intrinsèquement partie de la création. C’est pour ça que ce sont des spectacles hybrides qui mettent longtemps à être créés, c’est un processus lent de transformation continue. Un spectacle n’est jamais figé définitivement, on le change continuellement, un nouveau danseur vient dans la compagnie ou dans le spectacle, le spectacle change progressivement en fonction de cette personnalité.
C’est un processus de création extrêmement vivant, organique.
"Titanic" 2012
Vous semblez ne pas mettre de limites entre la performance, le spectacle, l’espace clos, le théâtre, l’extérieur, tout semble libre…
C’est un espace ouvert, c’est ce que la création a apporté. Nous regardons tous la télévision tous les jours, tout le monde voit la même image, l’art est justement là pour montrer différents points de vues : il y a une multitude de points de vues et de possibles, c’est justement le rôle de l’artiste. Ce n’est pas un hasard si je me suis fort intéressé au travail des constructivistes en architecture, si j’ai tenté de proposer différents points de vues sur les spectacles : par exemple les spectateurs peuvent être des deux côtés, face à face.
Comment êtes vous venus à la danse ?
Depuis le début le corps m’a intéressé. Mon origine est assez « Grotowskienne » en fait. J’ai suivi l’entraînement Grotowsky quand j’étais très jeune, en même temps j’ai travaillé avec des danseurs, il y a eu très vite cette exigence d’intensité, de dépassement de soi que j’ai pris dans les exercices de Grotowsky. Ces choses ont toujours été très présentes à travers un univers tout autre que celui de Grotowsky qui venait d’un contexte Polonais, ça n’avais aucun rapport avec celui dans lequel je travaillais en Belgique, mais je me suis intéressé très tôt à la danse, et la danse s’est intéressé à ce travail, puisque Béjart venait voir nos entraînements à Bruxelles, j’avais dix huit ans. Je m’intéressais très fort à l’école de Béjart, « Mudra », où j’avais beaucoup d’amis. L’école a été tout à fait exemplaire au début, quand Béjart était là, tout le mouvement chorégraphique Belge en est sorti, qui a pris la succession de Béjart en Belgique.
Devenir chorégraphe, c'est venu comment ?
On me pose souvent cette question. Devenir chorégraphe ? Il faut mettre des étiquettes mais j’ai passé ma vie à essayer de les décoller. Je suis sans être, je ne suis pas, je suis plus, je serais peut-être ou je ne serais jamais.
Toujours est-il que je fais des spectacles avec des danseurs qui sont beaucoup plus que des chorégraphies, puisque c’est une forme de spectacle total où la danse est très présente, puisque c’est l’articulation : on questionne le corps.
En même temps l’architecture est très présente, l’art vidéo également, l’art environnemental, c’est donc une forme d’art, une utopie, un rêve d’un autre type de spectacle.
Parallèlement à ce que la société devient et aux mutations que nous connaissons, il est temps d’inventer une nouvelle forme d’art qui s’articule sur le monde d’aujourd’hui.
Par rapport à la technologie vous parliez de résistance Belge…
Résistance peut-être, mais Belge…Qu’entendez vous par résistance Belge ? La Belgique est un pays intéressant en ce sens que c’est un pays très jeune : nous allons fêter cette année ses cent soixante quinze ans, il ne faut pas l’oublier. C’est un pays à trois cultures, Française, Wallonne, et Flamande -qui est bien connue en France du moins pour la danse- et la culture Allemande qui est peut-être moins connue.
C’est donc une rencontre hybride entre trois cultures, un pays très petit et très proche du monde Anglo-saxon. Nous avons toujours eu des rapports très prononcés avec l’Angleterre, par exemple au niveau de la musique : j’ai invité de nombreux groupes rock de Londres pendant cinq ans en Belgique. Des rapports avec la France, forcément, mais avec l’Allemagne, la Hollande, avec Amsterdam qui a connu toute la révolution que nous avons connue dans les années soixante, quand j’étais adolescent à Amsterdam, c’était la découverte de l’Amérique.
Il y avait énormément d’Américains, c’était une nouvelle façon de vivre et d’être, de vivre l’art et la création dans une très grande liberté que nous n’avons peut-être plus aujourd’hui, d’ailleurs. Donc voilà, c’est peut-être ce côté rebelle Belge, résistant. C’est vrai, les Belges ont toujours été des francs-tireurs, regardez comme la danse Flamande a explosé, elle est reconnue et soutenue par la France d’ailleurs, c’est l’un des témoins de cette rébellion.
Une dernière question, pourquoi avez-vous choisi « Silent Collision » pour commencer avec le Ballet National de Marseille ?
D’abord parce que c’est une de mes dernières créations, ensuite parce que c’est probablement la pièce la plus dansée : après avoir travaillé avec plusieurs architectes nous avons beaucoup discuté avec Tom Main qui a réalisé cette structure, afin qu’il laisse la place à la danse. L’architecture est extrêmement sophistiquée : une douzaine de panneaux mobiles pilotés par ordinateurs suivent la danse ou libèrent complètement l’espace à d’autres moments, ils ouvrent un immense espace de quinze mètres sur quinze pour les danseurs, à certains moments l’écrasent aussi, il y a une alternance d’espaces très riches qui laissent beaucoup de place à la danse.
C’est aussi la chorégraphie où nous avons le plus développé le mouvement avec les danseurs.
C’est le travail qui convenait le mieux pour commencer, il a eu pas mal de succès a sa création à la Biennale de Venise, une très belle lancée Européenne, nous somme invités dans plusieurs villes d’Europe. C’est aussi un travail qui peut s’adresser au plus grand public qui n’a pas vu beaucoup de danse contemporaine, même au public classique, on le joue dans de grandes salles. Par exemple quatre mille spectateurs en quatre jours à Amsterdam. Ce n’est pas un travail expérimental laborieux pour cent spectateurs dans une cave.
Nous sommes très loin de ça, il est très important que la danse contemporaine sorte des laboratoires et aille vers le grand public.
Frédéric Flamand, merci.
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