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Josef Nadj, "Comédia Tempio"


Asobu


"Nous, on s'en sort"


Les pièces de Josef Nadj sont indescriptibles: est-ce du théâtre d’images, du théâtre de marionnettes, de la danse, du mime, du cirque?


Joseph Nadj est chorégraphe, danseur, metteur en scène, sculpteur, dessinateur, photographe. Originaire de Voïvodine, en ex-Yougoslavie, il s'est installé en France au début des années 80 pour perfectionner son travail d'acteur. Il y découvre la danse contemporaine, travaille avec François Verret, Catherine Diverrès, Mark Tompkins, et fonde sa compagnie: le Théâtre Jel.

Son premier spectacle, "Canard pékinois" en 1987, suscite immédiatement un vif intérêt. En 1995, il est nommé directeur du centre national chorégraphique d'Orléans. Depuis, il a réalisé plus d'une vingtaine de pièces. En 2006, il était l'artiste associé de la 60ème édition du Festival d'Avignon.




Joseph Nadj, qu'est-ce que la scène?


Le théâtre, la scène est pas excellence une chance. L'homme peut y inventer un monde parallèle, parler du monde, de lui-même, autrement. C'est cet autrement qui est important. Dans mon cas, j'y trouve un langage personnel et universel à la fois, qui parle à tout le monde, partout. Le langage personnel, c'est un style reconnaissable et en même temps basé sur quelque chose de commun, sur l'intuition, sur l'imaginaire… Mais l'essentiel est un secret que je ne peux pas décrire. Pourquoi cela marche? Pourquoi une pièce est-elle réussie? Quelles sont ses lois? Cela reste un mystère… et c'est pour cela que c'est bien.


"Les Commentaires d'Hababuc"


Votre travail est proche du théâtre d'images… Pourriez-vous vous passer de la danse?


Dans certaines pièces, c'est avant tout le ton qui est chorégraphié: le ton du jeu, des apparitions, des disparitions, les évènements, le traitement de l'espace, la polyphonie des actions… Tout est comme une partition musicale. Je parle de chorégraphie dans ce sens-là. J'utilise les corps pour toutes ses dimensions, toutes ses possibilités dramatiques et autres. Pour créer des tensions. Pour écrire, voiler ou porter des images et des propositions en trois dimensions, qui suggèrent et qui nous parlent.



"Les Commentaires d'Hababuc"


Vous parlez de création d'un langage propre, personnel. Est-ce pour vous une démarche fondamentale?


Bien sûr, dès le départ… C'est une question intéressante. Comment développe-t-on un style, un langage personnel? Pour moi, cela s'est passé par élimination. Partant de ma propre sensibilité, j'ai progressivement éliminé tout ce que je n'aimais pas. J'ai ainsi construit une grille d'exigence: quels types de présence, de mouvement je privilégiais, j'aimais… D'autre part, c'était aussi pour moi un travail physique et concret, dès le départ. Je partage depuis vingt ans le travail d'interprète avec mes collègues. Je pouvais et je continue de proposer des solutions avec le corps, à partir de ma propre expérience, de mon travail d'épurement et d'élimination.

Chaque homme est un univers en soi, qui porte une sensibilité spécifique. Si on le travaille, on le met réellement en valeur, cela donne ceci. Il faut aller vérifier, être vigilant, pour ne pas être emporté par des influences. On est toujours sous l’influence de ce qu'on aime. En plus, l'homme est doté d'un mimétisme très très fort. C'est très bien, car on emmagasine et on est touché par certaines choses… Mais attention, il faut les digérer! Il faut prendre du temps et trouver des moyens pour que l'alchimie personnelle fasse son travail et transforme les impressions en une matière unique.


Les commentaires d'Hababuc


Quand vous choisissez des danseurs, vous les choisissez selon des critères particuliers, plus créateurs qu'interprètes...


Les deux vont ensemble. Oui, je suis exigeant sur la capacité créative des gens plus que sur la technique. La technique vient avec le travail. C'est la sensibilité, la musicalité, la présence et surtout la disponibilité et l'ouverture d'esprit qui comptent.


Certaines de vos chorégraphies évoquent l'univers de Gesa Shab, Bruno Shulb et celui de Kafka, tellement absurde, où l'homme est manipulé par des forces qui lui échappent totalement. Est-ce une réminiscence de vos origines?


Oui… Par exemple dans " Comedia Tempio", j'essaie de cerner le personnage d'un écrivain originaire de ma région qui est pour moi une sorte d'archétype de l'artiste maudit. Forcément, c'est une pièce qui a une touche… d'Europe centrale. Ici, en Occident, c'est par l'univers de Kafka que l'on est en contact avec cette région du monde… Alors, oui, je viens de cet endroit-là, j'ai été imprégné par ce genre de littérature, de musique et de vie. Notre histoire fait que nous portons un regard assez franc, assez cruel, sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure… Un regard teinté d'une ironie et d'un humour omniprésent. C'est la caractéristique de l'homme de l'Est, de l'homme d'Europe centrale.



"Last Landscape"


Dans vos personnages, on trouve cette idée d'hommes marionnettes, marionnettes de leur destin, de leur vie… Idée que l'on retrouve dans le mouvement. Comment est venue la marionnette? Le mime?


Dans le cas de la pièce "Comedia Tempio", nous cherchions une sorte de gestuelle un peu typée, entre cinéma muet et, en effet, une sorte de marionnette vivante. Rendre toutes les figures oniriques et grotesques à la fois demande une maîtrise assez élevée des contacts et des acrobaties, et une aisance physique dans toutes les situations possibles avec les objets et les corps. Il s'agissait justement de suggérer l'extraordinaire capacité de l'homme à créer, à recréer des situations insolites, à s'en sortir sans cesse. Mais la pièce parle justement d'une force au-delà, au-dessus de nous-mêmes qui peut prendre une tournure assez directe et destructrice. C'est le cas du personnage principal de la pièce, un écrivain devenu opiomane. Il s'est enfoncé dans une expérience de non-retour, telle que celles décrites brillamment par Kafka. L'homme peut atteindre un point où il ne peut plus reconstruire ses forces pour revenir, pour s'en sortir. Dans cette pièce, on va au fur et à mesure vers cet état. On se retrouve dans la dernière chambre, il n'y a plus d'issues. Il n'y a plus que l'eau qui coule continuellement. Il ne peut plus revenir, il est déjà trop loin dans la perdition.


"Last Landscape"


La question que pose la pièce "Comedia Tempio" est-elle: « tout cela a-t-il un sens »?


Il y a toujours une contradiction entre le sujet et le fait de construire un spectacle. Pour moi, c'est un moyen de dire: "voilà, nous on s'en sort!" En gérant des sujets comme celui-là, on fait un constat: certaines personnes ont la force de s'en sortir d'autres non. Malheureusement, c'est comme cela. Ce sont des destins. Certains sont terribles.


"L'effet Bœuf" photographie Christiane Robin

Dans votre univers, les femmes ont une place, une gestuelle différente, féminine et douce, malgré l'absurde environnant…


Sûrement… Dans mes pièces, on retrouve mon regard et mon rapport aux femmes. J'ai beaucoup d'estime et beaucoup d'admiration pour elles. Beaucoup de mes pièces portent cette couleur, cette dimension.



"L'art n'est pas un rebus dont la clef serait cachée quelque part.

Et la philosophie n'est pas un moyen de résoudre ce rebus."

Bruno Shulb



Que signifie la danse pour vous, aujourd'hui, après tant d'années de création ?


La magie continue. C'est une des matières importantes, parmi d'autres, que je travaille. Je continue à épurer, à travailler, à revenir dessus. Cela dépend des projets et des périodes… Il y a des périodes de ma vie où le côté visuel ou théâtral domine, alors je sculpte des pièces dans cette direction-là. Après, dans le creux ou dans le haut de la vague, je ne sais pas, j'enlève pratiquement tous les repères et toutes les constructions, et je me concentre uniquement sur le corps musical qui essaie de s'exprimer avec ses propres moyens. C'est le cas notamment dans "Le temps du repli", un pas de deux avec Cécile, ou dans "Last Landscape", une pièce où je communique avec un musicien. Tout y est basé sur ce dialogue entre l'espace musical et le corps qui lui répond. Et puis il y a d'autres expériences.. Par exemple avec l'image: sur le tableau et comment on le fait. Dans ce travail, j'ai évacué la pensée même de ce qu'est la danse, parce que ce n'est pas la danse, c'est un engagement physique pour affronter une matière et rencontrer une autre personne venant des arts plastiques. Il s'agit de la performance que nous avons monté en Avignon avec le plasticien catalan, Miguel Barceló. Nous avons tenté de réaliser un tableau vivant, un tableau à deux. C'est une expérience atypique, qui permet d'aller plus loin, d'en savoir encore plus sur la fabrication des images…


Josef Nadj, merci.

Entretiens 2006


Photographie Christiane Robin


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