Juan Cedron, fondateur du mythique Cuarteto Cedron a fui la dictature des colonels, invité juste à temps à Paris par son ami Paco Ibanes, lui même transfuge de la dictature Franquiste. Il est aujourd'hui retourné au pays, à Buenos Aires, où il a été décoré -avec Mercedes Sosa- de la plus haute distinction culturelle argentine.
Comme toute l'Amérique Latine, l'Argentine est très durement frappée par le virus, la vie culturelle est au point mort.
Pour "garder la foi", Juan improvise un concert tous les jours sur le pas de sa porte, pour les passants de sa rue.
Juan, tu es le fondateur du Cuarteto Cedron, un groupe mythique, ça fait quarante ans d'existence.
Oui, depuis 1962, ça fait quarante ans.
Depuis le premier album que s'est il passé? Comment le groupe a-t-il évolué?
Il y a eu des changements de bandonéonistes, Cesar Strocio, puis Jorge Saraute, puis Carlos Carsen, ensuite Garcia, Denis cabrera, un uruguayen, maintenant c’est Emanuel Cedron qui est avec nous, Emilio Cedron joue du violon. Nous avons un peu changé, mais toujours avec le même style, les mêmes compositions. Il y a des musiciens qui passent, qui continuent leur chemin, mais nous avons un discours, un style, un son que nous gardons toujours. Nous sommes toujours là.
Ce son particulier vit de la tradition du tango mais il va au-delà. Vous travaillez sur des musiques traditionnelles mais également sur tes compositions. Quel est votre "style"?
Nous nous basons sur le passé. Nous nous accrochons aux racines, à la culture. Même si nous voulions faire comme avant ce serait toujours différent, parce que la vie est différente. Nous ajoutons notre façon de voir les choses, notre sensibilité. La sensibilité de notre poésie, pas nécessairement politique ou "chanson engagée", c'est une étiquette qui nous gène un petit peu. Nous sommes engagés dans la vie sociale, dans la vie de tous les jours, comme devrait l’être tout bon citoyen. Le tango, c’est comme Molière, comme Shakespeare. C’est un peuple qui exprime les choses de tous les jours, par le tango. Notre musique vient du tango traditionnel, mais nous avons évolué, nous faisons autre chose. Nous y revenons, nous venons de créer un orchestre "typique", traditionnel des années 40-50. Comme on faisait dans ces années-là, nous faisons danser les gens. Mais avec une grande qualité musicale.
Tu parles de poésie, est-ce important pour toi ? Utilises tu comme base les poètes latino-américains ?
Même dans le tango traditionnel -qui peut parfois être perçu comme banal- on trouve des tangos d’une très grande poésie. Il n’y a pas une poésie populaire et une poésie cultivée. La poésie est parmi nous, elle existe. Ca nous tiens, nous sommes toujours accrochés à une poésie de la vie quotidienne, de la réalité. Nous essayons de créer de la beauté avec la musique et la poésie. C’est un son abstrait. C’est peut être un tango traditionnel avec une histoire réelle, mais en réalité c’est abstrait. C’est magique, spontané, éphémère.
Quand nous faisons de la musique, le moment d’après, ça part. Même si le disque est bon, et il faut quand même acheter le disque, il faut voir les musiciens sur scène, parce que ce moment-là est unique.
La poésie c’est la base de l’inspiration ou ça vient avec la musique ?
Quand j’aime un poème je fais une chanson. Je ne cherche pas mais je trouve dans mes racines tango et milongas, une musique pour chanter ce poème-là.
J’ai fait des chansons avec des poèmes de Berthold Brecht, François Villon, des poètes mexicains comme Posada, un péruvien, César Vallejo, des chansons sur des poèmes occitans. Il n’y a pas de pays, pas de localisation. Qu'une poésie parle d’amour ou d'autre chose et que cela me touche je fais une chanson.
Après nous la montons ensemble et nous essayons, en principe tout le monde est d’accord pour la faire. C’est rare de laisser tomber des chansons, quand on la choisit on essaye de la faire vivre.
Vous composez ensemble ?
Non, moi je compose, Emilio a fait une chanson avec moi et manuel de son coté compose aussi. Mais le Cuarteto ce sont plutôt mes compositions. Ca a démarré comme ça. J’ai fait des chansons avec Gelmin et Tonio, nous avons démarré avec ça et ça a continué comme un noyau du quartetto.
Depuis longtemps tu habites en France près de Paris, cela a-t-il influencé ta musique, à travers des ambiances musicales, des sons qui auraient pu t’éloigner de la tradition argentine ?
En Argentine, quand j’étais petit j’écoutais Debussy, Pergolèse, Moussorgski. J’avais une culture européenne.
Nous lisions Dylan Thomas, j’ai fait des chansons sur ses textes. Paris, c’est bien sûr Victor Hugo. Notre culture était déjà touchée par l’Europe. Quand nous sommes arrivés ici, nous croisions parfois des français qui ne connaissait pas bien l’idéologue italien Gramsci, mais nous le connaissions depuis les années 50. Nous étions bien informés de la poésie du monde entier. Ici je ne sais pas si j’ai des influences. Notre musique vient de loin, de longtemps, des immigrés. Quand nous sommes arrivés ici ce n’était pas étrange pour nous, au contraire. l’Europe a beaucoup été touchée par le tango, la milonga, par tous ces mélanges de musique entre esclaves africains et immigrés sans espoir. Alors le tango c’est quelque chose qui a touché le monde entier pendant un siècle, comme le jazz, c’est une musique urbaine. Il y a deux musiques urbaines dans le monde: le jazz et le tango. L’origine de tout ça est africaine. La France ou l’Europe a été touchée. Tout le monde aime le tango, c’est quelque chose de très étrange. Ils aiment le tango depuis toujours, ce n’est pas un problème de mode, de maintenant. Il y a toujours eu un public en France très touché par le tango, il y a quelque chose, un mystère.
Y a-t-il aujourd'hui une évolution en Argentine à propos du tango, trouve-t-on des musiques métissées?
Ca dépend du contexte culturel et politique. Il y en a eu à chaque époque. Il y a des périodes comme ça où c'est un peu dur pour nous, les années 60, avec l’arrivée de la télévision, des grosses compagnies de disque qui faisaient un travail, je vais être dur, de « pénétration » pour vendre ses produits.
Comme ils disent, nous sommes des produits. A ce moment-là les bals populaires ont commencé à décliner, il y a eu moins de musiciens à cause de la télévision qui n’engageait pas de musiciens. Alors nous avons fait un groupe plutôt pour écouter. Après le rock est arrivé… Depuis trente ans, il n’y a plus beaucoup de tango en Argentine.
Les dix dernières années, il y a beaucoup de musiciens qui viennent du jazz, du rock surtout, des musique mélangées, le folk…Maintenant, certains de ces musiciens commencent à faire du tango, touchés par la culture d'avant. Ce n’est pas mal, cela veut dire que c’est leur manière de s’exprimer. C’est peut être un peu moins riche musicalement, mais c’est toujours une expression, l’expression du peuple argentin, des citoyens d’Argentine qui sont à la recherche d’une identité.
Même si ce sont des choses que nous faisons mal nous même, il y a un public, comme dit la romance, pour aimer ces choses qui ne sont pas bien faites. Ca participe de l’évolution d’une culture. Même si c'est un peu ringard, il y a un public pour ça. Ce public argentin va peut être un jour enrichir une culture très vieille comme ici en France, très ancienne.
Il y a ici des philosophes, des savants, des poètes, depuis toujours. Nous n’en avons pas tant. Nous avons Vijepolo, un type qui a fait du tango, un philosophe du tango. Nous cherchons notre philosophie à nous aussi. C'est un petit peu ça.
La Boca, Buenos Aires
Le cuarteto est un quintette en fait ?
Oui, je dis pour rigoler que c’est comme les trois mousquetaires qui en fait sont quatre. Dans le cuarteto, nous sommes cinq.
Des projets?
Tours, partir en Italie avec la "tipica" notre orchestre pour les bals, Bologne, Milano, Reggio, Napoli, Roma. Le festival de Vence, puis Valréas. Les années prochaines sont assurées pour le Cuarteto et pour la "Tipica". C’est rare mais c’est comme ça. Nous avons beaucoup de travail, Dieu merci. C’est bien pour nous, pour les gens qui travaillent avec nous maintenant. C’est avec le travail qu'on avance.
Merci Juan.
Photos et entretiens Jean Barak
El Gato Negro, Buenos Aires
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