Inhumaine condition humaine
Douze ans après, pour la quatrième fois, Sasha Waltz honorait le Festival de Marseille.
C'était en 2013.
« La pornographie, c'est Auschwitz »
Romain Gary
La nudité peut-elle encore déranger aujourd'hui?
Nicole Lapierre, sociologue et anthropologue française, juive polonaise d'origine, décrit l'horreur qui la saisit enfant, découvrant dans le grand livre illustré la nudité et la mort associée, la chair mortifiée et pourtant troublante des monceaux de cadavres. Les nazis -à l'époque pour la plupart allemands mais pas que- ne cachaient pas d'un mouchoir pudique ces cadavres que personne n'aurait du voir. Certains de leur impunité, il les photographiaient. Avec gourmandise.
Holocauste
Peut-on encore écrire de la poésie après Auschwitz? La Shoah est-elle l'unique étalon en platine iridié des horreurs, à nul autre comparable ? Appartient-elle exclusivement au « peuple élu » ou doit-elle être répertoriée au registre des monstrueux chefs-d 'œuvres de l'inhumaine humanité?
Une allemande se penche sur la Shoah. Est-elle habilitée à chorégraphier l'holocauste? Les allemands doivent-ils être maudit pour mille générations, au nom du crime de masse que leurs aïeux ont commis? Fallait-il enfin le taire puisque les allemands sont maintenant nos amis? Nier la chose l'annule, la dire est indécent.
Celui qui dénonce un immense scandale peut-il devenir un paria apatride? Certainement pas chez nous, au pays des droits de l'homme et des comités d'éthique. Pourvu que ça dure!
Les Américains aussi sont nos curieux amis.
Kultur
Il est des actes fondateurs. Waltz s'empare de l'holocauste et élargit le propos à tous les génocides, comme aux viols ordinaires, passés présents ou à venir.
Le corps y est désérotisé, enveloppe et marchandise dans laquelle le sujet s'efface, mais monétisé: comme de la graisse on fait le savon et de la peau humaine tatouée des abat-jours, on y vend des morceaux choisis. Corps morcelés, martyrisés, entassés, corps objet, sujet absent, foule anonyme. L'œuvre de Sasha Waltz n'est ni esthétisante, ni complaisante. Sous une lumière crue le corps est exposé, montré, mais pas exhibé: il est la vérité cachée de notre fragile animalité. Waltz ne fait pas de l'holocauste un fond de commerce doloriste, elle fait de nous des témoins.
Quatorze ans après sa création, « Körper » est un choc que le temps n'a pas altéré.
Refus de l'esthétique ou esthétique de l'absurde, les corps sont présentés derrière une vitre, comme dans le bocal d'un cabinet des curiosités médicales. Théâtre d'images cruelles, coup de poing, la pièce est très chorégraphiée et peu dansée. Les corps mortifiés sont portés par la peau comme des sacs de son, une agitation frénétique les saisit, puis le groupe se forme comme un rempart qui magnifie la vérité de la chair, jouissance du tortionnaire, mais encore et toujours objet du désir qui appelle le sujet à advenir.
Sous ces corps empilés, alignés, jetés en tas, « Körper » est sauvé du sordide par un humour absurde qui évoque Beckett: un texte décalé de ce qu'il illustre, des corps démembrés sont vendu aux enchères ou remontés à l'envers, un skieur de fond descend lentement du mur, le décor s'effondre.
Exception culturelle
Pour les uns l'art est une marchandise, pour d'autres un acte de liberté, un combat, un manifeste en l'honneur de l'humain et de sa capacité à survivre à toutes les horreurs. Au delà de l'étonnante parenté avec Joseph Nadj, venu de l'improbable Voïvodie, Sasha Waltz est une source d'inspiration pour tous les chorégraphes, elle pratique un art de lutte et de combat, aussi loin qu'il est possible de la mission de distraire et divertir de l'industrie du loisir.
Si Sasha Waltz est allemande, elle se sent européenne, inspirée par les chorégraphes américains. Elle pourrait être de n'importe où, mais son origine et son histoire exigent sans doute d'elle plus que d'autres.
Un chef d'œuvre intemporel, universel.
Photo et commentaire Jean Barak
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