Il y a des œuvres qui défient le temps, "Folie" de Claude Brumachon et Benjamin Lamarche est de ce bois là. Depuis 1989 la Compagnie "Sous la Peau" ne cesse de recréer cette pièce majeure, avec des danseurs qui, pour être "amateurs", n'en sont pas moins chevronnés. Environ 123 à ce jour, non compté ceux qui n'ont pas pu venir de Madagascar jusqu'à Istres pour cause de pandémie à nos frontières. Trente trois ans de longévité pour ce deux-centième anniversaire de la Révolution Française. Quinze danseurs dans la boue et la fureur, emportés par la folie des hommes, celle d'un corps trop longtemps écrasé qui se libère dans le sang et les larmes. "Le peuple n'a plus de pain? Qu'ils mangent de la brioche!" aurait dit Marie-Antoinette. Pour n'être en rien avérée, ce trait d'esprit qui lui a été attribué cent-cinquante ans après stigmatise le mépris des nantis, nobliaux et nouveaux riches des villes commerçantes, et cristallise la colère des miséreux.
Les nobles et le clergé sont dispensés des impôts qui frappent le petit peuple ouvrier et paysan. Charges royales, corvées, enrôlement de six ans dans l'armée dont les bourgeois s'exemptent contre remplacement rémunéré par les gueux, la dîme versée en nature au clergé, plus les caprices des seigneurs locaux qui décident de ce que les pauvres leur doivent. Les prix doublent en quatre ans, les récoltes sont mauvaises, le peuple réclame du pain. La révolte gronde, louis XVI regroupe vingt-mille hommes aux portes de Paris. Selon la légende la hausse du prix des carburants met le feu aux poudres, les gilets jaunes prennent l'arc de triomphe.
Errata: On a dit que c'était l'augmentation du prix du vin. Même l’assommoir devenait inabordable. En prenant la Bastille, le peuple s'arme. le drame est en place, la pièce peut se jouer.
Sur une terre d'avant le bitume, sous une lumière rouge de sang, la colère explose, le peuple devient un torrent furieux chargé de toutes les souffrance et de toutes les privations, de la faim, des humiliations, la foule romps toutes les barrières et déchire ses bourreaux.
"Tant que les femmes ne s'en mêlent pas il n'y a pas de révolution" écrivait Mirabeau, et les femmes s'en mêlent. Il ne nous en reste que peu de noms, on les appelaient encore "femme de...". La marche des femmes sur Versailles pour le pain se terminera dans un bain de sang.
On voit du sang, des têtes sur des piques, de la fureur et des larmes, la douleur et le désespoir. Le corps dansant se fait dense, masse, les corps se percutent encore et encore, comme dans une réaction nucléaire, jusqu'à l'épuisement, l'amas des corps épuisés ou assassinés.
La danse se fait métaphore du cri du peuple bâillonné, on en ressort harassé.
La colère du peuple est comme un feu de paille dans les champs, elle retombera comme elle a pris, soudainement. Le temps viendra des sauveurs devenus bourreaux, de la terreur, puis celui du monstre dévorant ses enfants. Il faudra attendre le XXe siècle pour voir une Révolution des œillets. Et pourtant, elle nous constitue.
Ce soir de juin au Zef nous ne verrons que la première partie de la pièce transmise à des "amateurs" passionnés, avec la promesse d'une surprise annoncée, la transmission d'une séquence dansée au public volontaire. La deuxième partie est la plus violente et la plus technique, il faut des danseurs au plus haut niveau pour la soutenir.
Photo et commentaire Jean Barak
Commentaires