top of page

Les Fleurs Flottantes de Po-Cheng Tsaï

Dernière mise à jour : 19 mars 2021



C'était il y aura bientôt trois ans en Avignon, avant que ne sévicent les protocolisateurs fous de ce gouvernement, qui n'aiment la culture que morte. Il y avait eu une invasion des danseurs du bout du monde aux "Hivernales d'été". On appelle ça les hivernales parce que la salle est glaciale, mais au dehors ils avaient mis le chauffage à fond. Anne Renault les avait programmés l'année d'après au Théâtre de l'Olivier. Po-Cheng Tsai, le chorégraphe, était revenu en 2019 avec une nouvelle pièce en Avignon, "Rage", bouleversante, programmée en 2020 à l'Olivier, mais...



Ils sont déjà sur le plateau quand vous entrez dans la salle, en jogging ou en tenue décontractée, on connait, aujourd'hui tout le monde fait ça. C’est la réponse à une question qu’on ne se pose plus: comment c’est commencer ?



Quand tout le monde est là et que la rumeur s’éteint, ils partent tranquillement. La lumière diminue, ils reviennent dans d’étranges tenues. Les femmes sont en justaucorps, les hommes poitrine nue, ils sont tous affublés d’un accessoire qui tient à la fois du vertugadin du tutu et de la lanterne chinoise, mais ils sont de Taïwan. (Accessoirement pourquoi s’obstine-t-on à dire les filles et les garçons ? Ils sont jeunes certes, mais assurément définitivement formés). Ils sont en désordre mais tracent rapidement une diagonale parfaite. Alors tout bascule, ils bougent comme des notes folles sur une partition animée, des rondes, des blanches, des noires puis des croches, ils envahissent l’espace et vous ne savez plus où regarder.

C’est furieusement contemporain et pourtant totalement oriental, ça se situe entre le sumo et le french cancan, entre le lac des cygnes aux portés élégants et grands jetés, et le buto déjanté de Dairakudakan. Ils ne redoutent pas non plus les portés circassiens, à la limite du probable et de la danse, limites qu’ils repoussent, créant des chimères au buste gynoïde et au bas androïde. Pire, c’est d’un humour fou, celui qui distille la parodie avec une rare virtuosité.



C’est chorégraphié au cordeau, dans un mouvement perpétuel qui donne le vertige. Progressivement le rythme s’accélère, ça devient une machine infernale qui vous tétanise sur votre siège, vous vous demandez épuisé « Ils ne s’arrêteront jamais ? ». Quand enfin ils s’arrêtent vous êtes soulagés, vous respirez, mais ils reprennent encore et encore, comme ces enfants tellement actifs que vous cherchez où sont les piles pour les enlever.

A Taïwan, les fleurs au fil de l’eau sont une cérémonie religieuse populaire, les bateaux en feuille de bananier éclairés par une bougie emportent le passé dans les tourbillons, et vos chagrins avec eux. Si vous vous demandiez pourquoi diable des danseurs viendraient-ils de Taïwan danser en Avignon, vous ne vous posez plus la question après.





Ce sont des extra terrestres, on n’a jamais vu ça nulle part. C’est un dépaysement total, un bonheur qu’on n’attendait plus, depuis que notre danse contemporaine est devenue conceptuelle, pédante comme on ne l’est même plus sur France Culture, où il est de bon ton de s’ennuyer ferme pour ressentir profondément son marasme existentiel. Si on ne gratte pas nos plaies nous mêmes, qui va le faire? Eux ont un appétit à dévorer le monde. En matière de danse il n’y a pas que les hivernales en Avignon, et aux hivernales il n’y a pas qu’eux, mais ceux là, c'était péché que de ne pas aller les voir. C’est une grande claque esthétique qui vous fait réaliser à quel point on vous avait endormi dans la "déconstruction structurale des codes de la postmodernité", devenue si conventionnelle et convenue. Il est bon de nous rappeler que l’ennui n’est pas une posture obligatoire.

Soyons juste, en matière d’extra terrestres, il y aura eu également dans le « In » Marie Chouinard dont le vaisseau spatial est posé à Québec. A guichet fermé. Bonne nouvelle, l’art de la danse n’a pas dit son dernier mot, même si paradoxalement ils ne parlent pas, ils le font.

Épiphanie en Avignon!




Photos et commentaires Jean Barak



bottom of page