Marie Chouinard bonjour.
Avec le « Sacre du printemps », vous revisitez la danse en regard des arts "primitifs", comme en son temps Picasso avec l'art "nègre"
Je ne perçois pas mon premier travail comme une re-visitation. Mon travail, c’est utiliser le corps comme médium. Il y a tant de choses qu’on utilise rarement, comme la notion d’os, de courant énergétique, de torsion qui établit un courant électrique, ça part de la colonne vertébrale jusqu’à tel ou tel autre lieu du corps, de résonance, de correspondance, de rythmique qui se propage et se répand, toutes ces choses à l’intérieur même de la structure du corps. C’est là que j’aime d’abord aller travailler, ce qui m’intéresse c’est l’organisation première de ce matériaux là. Il faut rentrer à l’intérieur, il faut parfois même travailler les organes. Ce sont des connexions très subtiles, on ne sait plus si on touche au matériel ou à l’énergétique, un peu comme les astrophysiciens ou ceux qui travaillent en physique nucléaire. Il vient un moment où on ne sait plus si on touche à une particule, ou juste à un état vibratoire.
C’est la même chose en danse. Il n’en demeure pas moins que c’est très précis, très construit, très mystérieux à la fois. En somme, peut-être à cause de ce travail là, je vais vers les fondements de façon presque mathématique, géométrique. Ce qui est merveilleux c’est qu’en faisant ça, en s’occupant de choses très formelles, très précises, malgré tout, on arrive au moment où un émoi, un esprit surgit. Il y a un dialogue, une dialectique entre l’esprit et la matière. Quant on touche l’un on touche l’autre, ils se répondent sans cesse. C’est ça qui m’intéresse. Alors si ça redéfinit la danse, c’est aux autres à le dire. Mon travail est un acte poétique avec ces matériaux là, une compréhension, un émerveillement, et plutôt avant tout une offrande, une célébration de ce grand mystère là.
La danse comme émerveillement face au monde ?
Oui, un étonnement profond face au vivant. Absolument. Cette mécanique est fascinante. Le réel est un acte poétique d’une violence inouïe et d’une intelligence extraordinaire.
Vous inscrivez votre travail dans le réel du corps et vous parlez d’acte poétique, mais d’une poésie qui serait sans mots, qui ne passerait pas par une élaboration symbolique qui se transmettrait par les mots. Peut-il y avoir une poétique, une poésie hors du symbolique ?
Y aurait-il d’une certaine façon une poésie du réel ?
Il y a deux choses, oui, je suis d’accord.
C’est sans mots que la danse travaille mais ce n’est pas sans langage. Il y a un langage.
On dit ça.
On établit ça.
Une poésie sans mots, forcément, puisque la poétique ne relève pas des mots mais du langage. Du rapport d’un élément du langage à un autre. C’est ça la poésie. Alors on n’a pas besoin de mots, et d’ailleurs dans chorégraphier il y a graphie. Écriture. La trace.
Ce qui est important, c’est revenir au fait que l’art chorégraphique est un langage très prés du langage, parce que c’est un système qui évolue dans le temps. Avec les mots on dit une chose, puis on en dit une autre, on fait le lien, on retourne à ce qui a été dit et on fait une correspondance, on se demande ce qui va arriver. Ces rapports là sont entrecroisés parce que c’est une œuvre qui se situe dans le temps. La chorégraphie, c’est la même chose, c’est dans le temps. Au début il y a un geste, il revient ensuite, le cerveau est obligé de faire des bonds, de faire des liens, d’établir de grandes arches de correspondances entre les choses, l’œil aussi, à partir de là le spectateur peut comprendre le langage. On lui en offre les éléments petit à petit, les retours, les répétitions. Comme en poésie on répète les choses, un mot revient, parfois pour le sens parfois pour sa sonorité. Dans le langage chorégraphique il y a beaucoup de niveaux de compréhensions des éléments de ce langage là, qui se répondent.
Si « au commencement était le verbe », la danse est-elle une poésie qui échappe au verbe ?
Le verbe ne se dit pas sans le souffle, au début était le verbe et forcément le souffle et la danse commence avec le souffle.
Marie, vous parlez de la construction poétique. Dans le sacre du printemps il y a une chorégraphie très complexe. Où commence la chorégraphie, où est le début ?
Pour presque toutes les chorégraphies ça commence par un détail du corps. Pour le sacre, le début c’est une ondulation de la colonne vertébrale qui part du bassin, qui est comme un fouet, et qui se répand jusqu’à l’atlas, la dernière vertèbre qui soutient le crâne. Ça c’est le début. Puis nous sommes en studio et nous travaillons sur ce que déclenche cette pulsion de départ. Nous travaillons sur son rythme, sur ses à-coups, sur ses syncopes, nous voyons comment cette ondulation va projeter le bras dans l’espace, ou la jambe, comment il va projeter la tête.
C’est vraiment un travail de précision, d’étude de choses très précises dans le corps. Puis, après des semaines de travail, la musique vient en parallèle. J’ai écrit le sacre avec la musique, alors qu’habituellement je crée une chorégraphie en silence.
C’est seulement quand l’œuvre est presque terminée que le compositeur vient se joindre à nous, parce que je pars de la rythmique du souffle.
Stravinsky proposait un souffle. Il proposait des polyrythmies dans le corps. Le corps est fait de couches superposées, chacune a sa rythmique, ça s’entrechoque, ça s’harmonise. Je ne cherchais pas une musique mais j’ai entendu le sacre à un certain moment de ma vie, il respirait sa musique comme je respirais ma danse. C’était un accord parfait. Je chorégraphiais depuis quinze ans mais jamais sur une musique, c’était la première fois de ma vie. J’ai laissé tomber cet à priori, ce principe de ne jamais chorégraphier sur une musique, je me suis dit « Là je ne peux pas, il comprend trop le corps ».
Mais le sacre du printemps est une œuvre violente et sensuelle qui renvoie aux rapports humains. Qu’avez-vous voulu dire sur la musique de Stravinsky ?
Aux rapports humains ? Je ne sais pas. Dans le sacre original il y a un livret, une histoire, moi je n’y comprends rien à cette histoire là, je trouve que ça n’a aucun rapport avec la musique de Stravinsky.
Aucun rapport.
Mais vous, que dites vous à partir du sacre de printemps sur les rapports entre les êtres ?
Je dis…. Qu’arrive-t-il quand deux ondulations de colonne vertébrale sont en face l’une de l’autre ? Il y a des correspondances rythmiques entre les deux, on pourrait appeler ça une conversation, mais c’est plutôt une décharge électrique transmises de l’une à l’autre, comme si ces colonnes vertébrales devenaient des antennes très souples qui seraient émettrices réceptrices,… en fait je ne suis pas sûre que ce dont je parle dans le sacre soit le dialogue entre les humains, ce serait plutôt au niveau cellulaire. Comment un réseau de cellules va s’orienter d’une certaine manière. C’est électrique. Ou comment deux cellules vont se rapprocher. Je crois que le sacre que j’offre c’est avant même l’humain, c’est au niveau cellulaire. Je le perçois vraiment comme ça.
Un sacre du printemps avant la prolifération humaine ?
Oui. J’ai eu l’impression en le créant que c’était avant la prolifération humaine, et même avant l’apparition de la vie.
C’était le printemps de la matière, au moment même de la formation des atomes, le premier printemps, là ou il y a eu les premières rencontres, les premières scissions, les premières violences, tout le monde pense que j’exagère, les premiers émois amoureux au niveau atomique. Il y a un électron qui part de l’un à l’autre, excusez moi, là, c’est érotique. Après l’autre est transformé. Je crois qu’il y a une pulsion de vie extraordinaire, c’est impossible qu’on l’ait sans qu’elle existe au préalable dans ce qui nous constitue.
Est-ce également une forme de rapport au sacré ?
Si on dit que le sacré c’est ce qui sous tend toute chose, que c’est l’arrière plan des choses, alors il faut dire oui.
Ce qui me surprend dans ce que vous dites c’est qu’il n’y a pas de sujet. Y a-t-il un sujet chez le danseur, chez le chorégraphe, mettez vous en scène des personnes existantes ou la soupe primitive comme vous dites ?
Si on parle du sacre du printemps, non, il n’y a pas de personnages. Si on parle du faune, forcément, il y a une énergie qui prend forme dans un personnage de la Grèce antique. Je n’ai pas créé le sacre en pensant à des personnages.
Pas du tout.
Dans l’après midi d’un faune il y a Nijinski, avez-vous avec lui un rapport particulier, y-a-t-il un rapport au maître ?
C’est un rapport dans l’invisible parce qu’on ne s’est jamais rencontré.
Nijinski est un mythe. On peut croire qu’on comprend quelque chose, qu’on est en relation avec un autre. Je me sens en relation avec Mirabaï, le poète du Rajasthan, dans l’Inde du Dix septième siècle, c’était aussi une danseuse. Je comprends Mirabaï, je crois comprendre Nijinski, c’est comme une correspondance à travers le temps. Une fois, j’ai vu une photographie de lui. Il y a des rencontres qui peuvent se faire seulement par une photo, on a l’impression de pouvoir parler avec l’esprit qui est derrière ces yeux là ou ce visage là. Deux fois dans ma vie j’ai eu une rencontre très intense avec une photographie. Henri Michaud le poète avait souvent des rencontres très violentes, très prenantes avec des personnages sur photographies, quand il prenait des drogues. Moi je ne prends pas de drogues et quand même, j’ai eu dans ma vie deux rencontres avec des êtres sur photos. Avec Nijinski et une vieille femme Inuit. C’est sans mot. Pendant cinq minutes le temps s’arrête, on est en communion, on se dit des choses indicibles. L’autre chose, c’est quand j’ai vu les photographies que le Baron Adolf de Meyer a faites, c’était un autre choc, plus doux celui là, moins violent, mais tout de même. Il comprend.
Il s’est foutu des cornes sur la tête, moi aussi dans mes chorégraphies précédentes il y avait des appendices comme ça qui me sortaient de la tête comme dans « Space of the … », j’avais de grandes cornes flexibles. Je me suis dit « Il y a un lien, on se comprend ».
De même pour la torsion, je trouvais plein de terrains familiers, j’ai travaillé là-dessus, imité les positions, je me suis aperçu que je n’avais pas besoin d’aller vers les notations chorégraphiques, j’ai refusé, je ne voulais pas voir comment les autres ont cru qu’était sa chorégraphie. Il suffisait de se mettre dans cette position de torsion et pas face au public pour prendre des angles géométriques très précis, d’allonger le bras vers l’arrière, ça provoque une avancée du bras, je n’avais pas à penser ou à réfléchir, c’est le corps comme une formule mathématique séquentielle, il y avait juste à le laisser aller, c’est un logarithme, ça déboulait tout seul.
Avez-vous d’autres maîtres imaginaires que Nijinski ?
Je ne sais pas si c’est un maître, c’est un ami dirais-je. Je ne pense pas en tant que maître, plutôt en tant qu’ami. J’ai plein d’amis qui parfois ne sont pas des humains, ça peut être comment vibre une couleur.
Et des amis dans la danse ? Des chorégraphes ?
Il y a des gens dont j’aime beaucoup l’intelligence comme Forsythe. J’aime beaucoup sa grande intelligence. Il y aurait plutôt des œuvres que des gens pour lesquelles je serais inconditionnelle. Par exemple je me dis « donnez moi ce Balanchine, j’irais travailler ce détail là ». Des fois je m’imagine que je comprends Balanchine. J’aimerais pouvoir remonter des choses dans son esprit, il y a une certaine amitié aussi avec lui pour d’autres raisons.
Que représente la danse pour vous ?
Ca ne représente pas, ça est. C’est une occasion de se donner complètement, de célébration et d’écoute. En étant au cœur même du point de jonction où on a l’impression que toutes les forces viennent créer un tourbillon, ou une rencontre, ou un éclat, un plexus d’énergie.
Être une femme, cela change t-il quelque chose ?
Certainement mais je ne suis pas sûre de quoi, je n’ai jamais été un homme alors je ne peux pas vous expliquer la différence. Je suis certaine que oui, mais c’est difficile de dire comment.
Vous parlez de l’essentialité de votre rapport au monde par la danse, y a-t-il un rapport à une actualité qui vous touche, quelque chose que vous aurez envie de dire, de transmettre ?
Pas vraiment. Même pas du tout. Si j’ai envie de parler d’autre chose je vais employer d’autres moyens, par exemple je fais des petits films qui parlent d’autre chose, j’ai un manuscrit que je fais circuler, je cherche un éditeur, je ne parle pas de danse mais j’ai l’impression que je parle de la même chose tout le temps. Parfois il faut changer de médium, telle chose a besoin de ce médium là plutôt que de celui là. Quand même, tout est lié.
De quoi parlez vous dans votre livre ?
Ce sont des poèmes, de très courts textes, c’est une approche du monde par le corps. Par l’intelligence du corps, comme si on percevait avec la totalité du corps. Pas seulement par l’œil. Comme si le cerveau ne s’arrêtait pas dans le crâne, en fait c’est le cas, tout le système nerveux part de la moelle épinière, puis les nerfs, et le cerveau. C’est un réseau, on perçoit avec tout ce réseau là, l’intelligence est là aussi.
Une sorte d’être au monde qui ne passe pas par l’intellect, mais qui y retourne ?
Complètement. Forcément. L’intelligence ne peut pas être évacuée, elle est essentielle à toute structure, à toute pensée corporelle, elle est essentielle à toute la construction de l’univers dans lequel on évolue. L’intelligence est là avant, elle n’a pas besoin de nous.
D’une certaine façon vous retrouvez le monisme Spinozien qui postule qu’il n’y a pas le corps d’un côté et l’intellect de l’autre mais que c’est un et indissolublement un…
Oui. On peut s’amuser à faire des jeux avec l’un et avec l’autre, mais je crois que c’est un.
Oui.
Merci beaucoup Marie.
Comments