"Sakountala"
Marie Claude Piétragalla pourriez-vous faire un retour sur les moments forts de
vos années parisiennes?
Il est important de revenir en arrière. Trente cinq ans à Paris, c'est une grande partie de ma vie. Sur ma carrière, si je remonte très loin, il y a d'abord mon entrée à l'école de danse qui fut pour moi une grande surprise. Ne venant pas d'un milieu artistique j'ai tenté ma chance pour entrer dans cette grande institution qu'est l'Opéra de Paris, avec des petites étincelles dans les yeux, je me voyais bien petit rat mais je ne savais pas si j'en avais l'aptitude. J’ai d'abord découvert un milieu extraordinaire: le Palais Garnier, puis le métier de danseur avec ses exigences, la discipline, le travail sur soi, un travail au quotidien difficile pour un enfant. Pour une enfance et une adolescence, l'abnégation n’est pas toujours évidente. Au départ, bizarrement, ça a été un coup de foudre pour le Palais Garnier avant
d'être un coup de foudre pour la danse. Ça a correspondu à l'arrivée de Claude Bessy à l'école de danse - j'ai une énorme admiration pour tout ce qu'elle a fait pour les enfants- elle a complètement révolutionné l'enseignement. Ca a fait des petits, même au niveau international. Je me souviens être allée à White Loach, une école Anglaise qui était sur le même principe: un cursus classique avec à côté un autre répertoire, le mime, la danse de caractère, la danse contemporaine. J'ai pris les premiers cours contemporains avec Joseph Roussillou qui venait une fois par semaine, c'était formidable.
Mon deuxième souvenir, c'est la rencontre avec Carlson, Béjart, Roland Petit, Jérôme Robins, Cunningham, Maguy Marin, je vais en oublier, John Niemeyer, Kylian, Forsythe, Mats Ek.
Je me trouvais très privilégiée de vivre ça. Ma nomination d'étoile est ensuite un événement important. Pour chaque étoile, c'est un moment très intime, la récompense, le fruit du travail, de la passion de la danse. Ce sont des souvenirs avec des partenaires aussi, Patrick Dupont avec lequel j'ai eu une grande complicité sur scène mais aussi en amitié, avec Kader Belarbi, avec Nicolas Leriche que je vois toujours et avec qui j'ai des projets. Il y a eu aussi des moments de doute, comme tout artiste, des moments où on ne sait pas si on va rester dans une telle situation. L'Opéra de Paris a des rouages énormes, complexes pour un danseur.
Quant il arrive après six années d'école de danse, il se trouve dans le corps de ballet où il a encore tout à prouver, puisqu’un concours interne permet de monter d’échelon.
Ça n'existe dans aucune autre compagnie. Il y a une ou deux places par an sur trente ou quarante danseuses.
C'est vraiment une compétition mais ce n’est pas une compétition artistique: on joue sa carrière tous les ans. C'est intéressant parce que ça apprend sur ses capacités personnelles et ses réactions, et c’est à la fois dur et éprouvant.
Rudolf Noureev, le maître
Ma rencontre avec Rudolf Noureev fut un moment formidable, bien qu'elle ne soit pas présentée comme telle dans la presse. Je le considère comme un maître à penser. Certes, nous avons eu des problèmes au début parce que j'étais enfermée dans mes certitudes. Quant on est très jeune, on a l'impression d'avoir la vérité infuse, on est un peu enfermé dans ce qu'on pense. Je l’ai compris avant qu'il ne nous quitte. Il était très en avance sur son temps et nous étions bien de jeunes imbéciles de ne pas prendre tout, de ne pas nous servir de lui comme si nous étions des buvards, de ne pas absorber tout ce qu'il nous disait. C'est un grand artiste pour qui j'ai une admiration et un respect éternel.
"Sakountala"
Que signifient pour vous toutes ces rencontres ?
C'est un héritage. Chacun avait sa sensibilité et sa technique, mais je ne suis pas sans références. C'est justement ça qui est formidable, être influencé par ses contemporains. Je sais très bien qu'il existe un courant qui pense qu'en tant que créateur on ne doit pas être influencé par qui que ce soit, mais ça me semble très difficile. Ça veut dire qu'on n'est pas ouvert au monde et à la création.
Ils m'ont laissé une empreinte corporelle évidente, au niveau de l'esprit aussi. Après on s'en détache ou pas, des fois on n'y arrive pas si un créateur vous a vraiment marqué. L'idéal c'est d'arriver à s'en détacher, à prendre du recul, à trouver son propre chemin, ça se fait au fur et à mesure des années. Je parlais avec Carolyn Carlson il y a quelques jours, elle me disait que quant elle avait quitté Nicolaï ses premières créations étaient très empreintes de son maître, au fur et à mesure elle a pris le temps de se pencher sur son travail personnel, et elle a réussi à s'exprimer en propre. Il faut du temps à chaque créateur mais cette empreinte là est en moi.
"Souviens toi"
Votre nomination au Ballet National de Marseille était-elle une
consécration pour vous?
Une consécration, non. Même la nomination d'étoile n'est pas une consécration en soi. C'est une reconnaissance, en l'occurrence de l'Opéra de Paris, d'une ville, du ministère de la culture et de la région.
J'ai été très flattée qu'on me fasse confiance parce qu'il y avait plusieurs candidats et non des moindres, Patrick Dupont avec sa réputation internationale, qui avait été mon Directeur, de grands artistes. J'ai été très touchée, très émue, tout en sachant que ce n'était pas une position facile, il n'y avait pas de passation de pouvoir. Sur un Ballet National ou un centre chorégraphique le prédécesseur laisse des dossiers, un répertoire, une maison qui vit, là ça n'a pas été le cas. Je subodorais que ce ne serait pas sans mal, je ne pensais pas à ce point là. Pour être très honnête, je ne pensais pas que ce qui m'attendait était de cet ordre là.
En même temps il ne faut rien regretter et aller de l'avant, mais consécration, non, j'avais aussi à faire mes preuves en tant que Directeur de compagnie.
Ce qui a un peu tout mélangé c'est d'avoir des responsabilités administratives: quand vous passez plus de dix heures dans un studio, si vous voulez dormir un peu il en reste très peu pour faire toute la paperasse.
Il faut savoir s'entourer de toute une équipe, honnêtement ce n'a pas été le cas à mon arrivée. Je me suis créé des soucis en plus, mais c'était une incroyable aventure humaine.
"Conditions Humaines"
Justement, quelle est votre manière d'écrire ?
Il y a un sujet de départ. Là, je travaille sur Léo Ferré.
Ça a été un coup de foudre, et au-delà une profonde admiration, un profond respect pour l'homme et son œuvre, avec toujours le sentiment - je ne le fais pas exprès - de me pencher sur des artistes qui n'ont pas eu la vie facile, qui ont crié une vérité. On les a entendus ou on ne les a pas entendus : qui les a entendus, qui les a bien perçus? Il y a une dualité entre les têtes bien pensantes et le public, et toute la poésie de Léo Ferré, ses révoltes, ses cris, son humour. En 2002 nous sommes encore en plein dedans, en 2015 ce sera toujours d'actualité. Il m'a énormément touché. C'est un amoureux de la musique, de la poésie. Il est allé jusqu'à suivre les pas d'Apollinaire, à se faire photographier exactement dans la même position que lui. Il avait également une passion pour Beethoven, à 5, 6 ans il a rencontré la musique, sa vie en a été bouleversée. Il a peut être vécu à cent à l'heure, il n'a pas toujours été bien compris, il a eu de grandes douleurs, on ne l'a pas toujours reconnu à sa juste valeur en tant que compositeur, en tant que chef d'orchestre alors que c'était sa passion première, l'écriture de la musique et la littérature. C'est un homme complexe.
Vous créez «Ni Dieu ni maître!»...
Ce n'est pas un hommage à Léo ferré parce que ce n'est pas le propos. La vie des gens qu'on dit "simples" m'intéresse, c'est à travers eux qu'on fait l'histoire.
Léo Ferré, à travers sa vie, à travers sa musique a touché des gens qui n'ont pas cette culture. Comment peut-on transformer quelqu'un en lui faisant écouter Beethoven ou Mozart? Même avec une culture musicale, quant j'écoute Mozart ou Beethoven, il se passe quelque chose à l'intérieur du corps, de l'âme, de l'esprit. Une élévation. On rejoint le mystique, le sacré. Son discours dans "Mus es sein?" c'était: la musique doit descendre dans la rue, elle est là pour tout le monde.
En parallèle, la danse est là pour tout le monde, la poésie de même. Après il faut faire une démarche personnelle, mais il partait du principe qu'il n'y avait pas de lieux consacrés exclusivement à la musique. Il a donné un spectacle au palais des congrès où il avait annoncé un tour de chant, en fin de compte il dirigeait un orchestre symphonique. Il avait amené 3000 personnes pendant dix jours, ça fait trente mille personnes à connaître les grands compositeurs classiques, ces gens-là n'auraient jamais eu même le départ d'une once d'une idée d'écouter cela. Son parti pris me touche. Pourquoi exclure les gens de l'art? C'est quelque chose qui doit réconcilier tout le monde. Tout le monde y a droit d'une façon ou d'une autre.
Nous y travaillons.
Vous avez vu vraiment les balbutiements mais ça m'intéresse de savoir comment transformer les gens, comment les rendre beaux au contact de l'art, de la poésie, et là en l'occurrence, de la danse.
Comment passe-t-on du texte, de la musique de Léo Ferré, à la danse?
Il y a une chorégraphie des mots. Il faut ensuite étudier son écriture qui est très complexe, se laisser porter par sa poésie. J'ai du mal à la lire, je préfère l'écouter.
On y découvre des choses incroyables. Quant on écoute "Avec le temps" une première fois on aime on ne sait trop pourquoi, c'est un constat nostalgique sur sa vie. Quant on pousse plus avant c'est inépuisable, c'est ce que j'aime chez lui. Dans tous les cas ce n'est pas un hommage, il n'a pas besoin de moi pour ça. Ce sont deux sensibilités qui se rencontrent, la sienne à travers ce que je lis de lui, parce que je ne l'ai pas connu, et la mienne à travers ce que je vis, ce pourquoi je me bats, pour la danse en particulier et pour l'art en général. Et l'art pour tout le monde. Je le découvre à travers des écrits, à travers son fils Mathieu, à travers Richard Martin aussi, le Directeur du Théâtre Toursky qui a une affection et une amitié profonde pour Léo Ferré, tout ça fait une alchimie particulière. Sur l'écriture je suis partie d'ateliers avec des danseurs sur des thèmes précis, je leur ai fait lire la poésie et demandé comment ils la ressentent à travers le corps, ce que cela leur inspirait. J'ai gardé certaines idées et commencé à écrire un synopsis, un fil conducteur. J'en suis là. J'ai certaines séquences, je vais tenter de les mettre en forme les unes Après les autres. Il faudra ensuite travailler le style, la chorégraphie. Il y a plusieurs étapes.
Je travaille une gestuelle différente de mes pièces précédentes, Sakountala, Vita, Fleur d'automne, j'ai envie d'évoluer. C'est une remise en question de ma part. Pour l'instant, c'est à la fois très précis et très libre. Le spectacle aura lieu en janvier, je me suis donné du temps pour le mettre en fond et en forme.
Conditions Humaines
Vous parlez de Richard Martin, c'est aussi une rencontre, c'est un symbole que ça
ce passe au Toursky...
C'est symbolique. Richard a d'abord été une écoute pour ce projet, il m'a conforté dans l'idée de le réaliser et m'a invité chez lui, c'est la première fois que nous sommes invités dans une structure où on nous laisse quinze jours sur scène pour travailler, ou nous ne sommes pas dans l'urgence de monter une chorégraphie en trois jours.
Peut-être parce que ce thème lui tient à cœur, mais c'est aussi sa générosité. Il est très généreux et sa politique culturelle est de toucher un large public, toutes couches sociales confondues, c'est un point qui nous rapproche. Avant qu'elle soit artistique, c'est une rencontre humaine. L'un découle de l'autre, dès lors qu'on a du respect pour une personne on a envie de travailler avec elle, de monter des projets à court ou moyen terme. C'était certainement inscrit qu'on devait se rencontrer.
Vous avez consacré votre vie à la danse, quelle est pour vous la fonction de
l'artiste?
Ho là, c'est un vaste sujet! La fonction de l'artiste et la fonction de l'art... Qu'il soit interprète ou chorégraphe l'artiste est créateur, il est le reflet d'une société bien qu'il essaie de s'en éloigner parce qu'elle lui fait toujours un peu peur. Surtout actuellement.
C'est surtout un homme libre, même si le mot «liberté!» est un peu galvaudé, libre dans sa pensée et son action.
Mais qu'est l'artiste dans le regard de l'autre? Entre la liberté de créer dans la société, la révolution qu'il apporte, comment est-il perçu à notre époque? Le XXIe siècle n'est pas si loin du XIXe ou du XVIIIe pour la condition de l'artiste. Il s'interroge en permanence. Qui doit juger l'artiste? Qui en a le droit ou les capacités ?
L'art a un prix, faut-il faire de la rentabilité ou simplement laisser l'artiste créer et lui en donner les moyens? C'est vaste, mais j'aime beaucoup votre question. Je suis perplexe, il y a des phénomènes de mode. Léo Ferré disait: "Il faut faire attention à ceux qui sont dans la mode, c'est douteux." En même temps, c'est ce qui marche.
Nous sommes toujours dans les mêmes schémas, l'artiste maudit et l'artiste considéré, ceux qui sont dans un réseau particulier et ceux qui sont relégués. C'est peut-être ça l'ombre et la lumière. Ceux qui pensent être dans la lumière ne sont pas ceux qui le sont vraiment. Nous prenons un autre rendez-vous?
Là je suis intarissable, c'est ma raison de vivre. Je n'arriverais sûrement pas à l'analyser mais ce qui est intéressant c'est justement d'en parler, d'avoir votre sentiment, de côtoyer d'autres artistes, d'avoir aussi la perception de gens qui n'ont pas un métier artistique. Nous sommes dans une escalade de rendement, de produits, si on ne va pas dans le courant ça devient presque impossible.
Où est-il l'artiste? Quant Léo dit dans "Mus es sein": «La musique se meurt Madame! Mais non, penses-tu, la musique est à polytechnique entre deux équations!», vous connaissez la suite.
Voilà. La musique n'est pas détachée de la danse, de la poésie.
Vous disiez il y a peu "La danse classique et contemporaine sont deux façons
différentes de dire la même chose". Que dit la danse?
La danse dit plein de choses, elle dit ce que vous êtes, elle vous met à nu complètement. Sur une scène on ne peut pas cacher grand chose. C'est le reflet de la société dans laquelle nous vivons, nous ne sommes pas du tout déconnecté de ce qui se passe, même dans l’univers classique ou les pièces sont plus anciennes. Nous avons des chorégraphes comme Noureev à l'opéra qui ont voulu refaire des scénographies plus contemporaine, je pense à son Roméo et Juliette, à son Cendrillon, ou à son Don Quichotte, des ballets du répertoire qu'il a dépoussiérés, à sa façon il a amené une certaine modernité. Donc, même dans le classique, on arrive à trouver quelque chose d’actuel. Le répertoire contemporain reflète peut-être plus certains problèmes actuels de la société, les angoisses, les questions, les interrogations, au même titre que la musique, la peinture. Dire ce qu'est la danse n'est pas évident, elle est le mouvement. Autour de nous, en écrivant par exemple, les gens font un mouvement, ils ont une façon de se tenir pour écrire ou une façon de se comporter, tout est mouvement pour moi. Aussi bien chez des gens qui en sont conscients que chez ceux qui ne le sont pas. Après ce sont des techniques différentes. Le danseur est conscient, le plus difficile c'est de retrouver cette inconscience naïve dans le bon sens du terme, avoir un geste tellement travaillé qu'il redevient naturel, comme on peut le voir chez une personne qui ne sait pas danser du tout.
Il y a quelque chose de naturel, même gauche mais intéressant, on ne l'a plus dés qu'on possède une certaine technique. Il faut arriver à retranscrire un mouvement de la vie quotidienne, c'est souvent ce qui est le plus fort, pas toujours les choses très enrobées.
La danse évolue-t-elle?
Elle évolue très vite. Elle prend le pas sur les textes, sur la parole, le mouvement est de plus en plus éloquent, de plus en plus direct.
Il y a de plus en plus de besoins chez tous de voir de la danse ou d'en faire à des degrés différents, professionnels ou amateurs, d'aller voir un ballet classique ou contemporain, ou du hip hop.
Tout se développe, même les arts parallèles comme le cirque empruntent beaucoup de choses à la danse, comme la danse au cirque, le cirque au théâtre. Il se crée des ponts entre les arts. La danse, le mouvement est au centre de tout. Le corps.
C'est la première chose qu'on nous donne, après il nous faut essayer de nous en servir, prendre conscience de ce qu'on déplace dans l'espace... Je pense vraiment ce que je vous dis, sans vouloir éclipser les autres arts...
Nous reprenons rendez-vous?
Entendu. Marie-Claude Piétragalla, merci.
"Ivresses"
Σχόλια