Photo Christiane Robin
Née en 1941 Odile Duboc fait ses premiers pas de danseuse, chorégraphe et pédagogue à Aix en Provence où elle monte dans les années 70 "les Ateliers de la danse". En 1983, elle fonde à Paris la compagnie "Contre-jour", avant d'être nommée, en 1990, à la direction du Centre Chorégraphique National de Belfort. Depuis elle a créé, beaucoup, enseigné aussi, répondu à de nombreuses commandes comme celles du Ballet de l'Opéra de Paris, du Ballet du Rhin. Enfin, elle a approché le théâtre en collaborant à des œuvres théâtrales et lyriques. Elle a quitté définitivement la scène en 2010
Bonjour Odile. La pédagogie, la transmission a-t-elle toujours joué un rôle important dans votre travail?
C'est vrai que j'ai beaucoup enseigné aux jeunes et aux moins jeunes. Quand j'ai quitté Aix-en-Provence, j'ai complètement arrêté d'enseigner pendant deux ans. Je voulais me consacrer à la création. Mais, par nature, j'ai besoin de ce temps de transmission. Pas forcément un temps de transmission des danses que j'ai traversées, mais plutôt des notions fondamentales auxquelles je crois: l'attitude du danseur, le regard sur l'espace, la musicalité, la relation avec les éléments, avec le temps, la durée…
Je pratique cette forme d'enseignement depuis mon départ d'Aix. Avant je ne connaissais pas les moyens d'exposer ma danse, de la transmettre, et moi-même de la repérer. Plus tard, après avoir pris du temps, j'ai commencé à être plus à même de transmettre… Cette danse qu'on appelle "dubocienne" se repère vite, c'est une danse qui a 10 ans, 15 ans. C'est une danse plus propre à faire passer, à transmettre. Elle parle de la notion d'instant, d'état de l'être au moment même où on danse. On est dans l'écoute de l'instant qu'on est en train de vivre, dans l'oubli du passé, dans une méconnaissance du futur, de l'avenir proche. Pour moi, c'est extrêmement important de comprendre cela pour développer cette relation à la musicalité. Je parle bien sûr d'une musicalité propre à la danse et non pas de la musicalité d'une musique extérieure à laquelle on se raccrocherait.
Votre danse est fluide, elle prend son temps, elle est très minimaliste…
C'est une danse qui prend son temps, effectivement. En fait, elle prend ses suspens, ses temps de suspension, d'écoute. C'est une danse de fluidité, sans doute à cause du rapport à l'instant. Il n'y a pas d'images. De toutes les façons, l'image, la forme ne m'ont jamais intéressée… Par contre, j'ai toujours aimé le rapport à l'instant que je vis, dans ce qui existe au moment où j'improvise.
Le minimalisme, je ne sais pas à quoi il tient. Peut-être est-ce dû à ce travail d'écoute que je propose la plupart du temps, c'est-à-dire arriver à danser la même chose exactement au même moment, proposer une danse qui ne s'appuie pas sur une musique, ou en tous cas qui existe au préalable. Il n'y a pas de comptes, pas de rythme, pas de phrasé… Il y a du phrasé bien sûr mais pas de repères de tempo, par exemple. C'est peut-être ça qui renvoie au minimalisme.
Après, quand il s'agit de transmettre la danse et de faire en sorte que les danseurs arrivent à l’interpréter, cela devient beaucoup plus compliqué. Très vite, on rentre dans des codes. Dans mon cas, je me rends compte que pour éviter les codes formels, je rentre presque dans un code musical: derrière une très légère envolée, il va y avoir des décélérations, puis une suspension, et derrière cette suspension il va y avoir une ouverture dans l'espace, une accélération, une décélération… Effectivement, cette musicalité m'est propre et elle est minimaliste. Maintenant, je ne peux pas dire pourquoi…
Dans votre danse, les gestes sont évoqués, rarement aboutis. Vous refusez l'image, la technique même, bien que la technique soit là. C'est très « en dedans » d'une certaine façon.
C'est effectivement intérieur, mais il est important de partager les envies, de passer de l'intériorité à quelque chose de plus extérieur. Je sais par exemple que de très légères courbes peuvent ne pas avoir de portée extérieure, simplement parce que le regard n'est pas posé là où il devrait. C'est un apprentissage très long. L'idée du regard prend du temps… Il faut passer d'une intériorité à quelque chose où le regard, en changeant d'appui dans l'espace, va ouvrir sur l'espace et permettre de développer une énergie différente.
Vous vous appuyez sur la musicalité intérieure. Qu'entendez vous par cette notion et comment la transmettre?
Quand je parle de musicalité intérieure, c'est très complexe… parce que cela ne veut rien dire. Il n’y a pas de petit chant dans la tête, de petit quelque chose qui se raconte. C'est la relation à l'écoute de l'instant que je vis qui fait que mon corps fonctionne à partir de cette écoute.
Mon corps produit de la danse à volonté, si je puis dire, quand je suis en train d'improviser, simplement parce que je me mets en relation avec cette notion d'instant. Elle fait que je suis en relation permanente avec la respiration.
La musicalité découle de mon écoute respiratoire, Soit je suis dans des temps d'inspir, en général très brefs, soit je suis beaucoup plus dans des temps d'apnée supérieure, et enfin dans des temps d'expir plus ou moins long. C'est ce jeu de relation à mon écoute respiratoire qui va développer une musicalité.
Quand je suis avec les danseurs, je suis dans le souffle. Je ne leur raconte pas un chant mais du souffle. Je peux ainsi leur insuffler ce rapport à ce chant intérieur qu'ils n'auront pas eux mais qu'ils pourront peut-être un tout petit peu ressentir. Non pas entendre, mais ressentir.
Dans les unissons, c'est une nécessité d'être à l'écoute des autres. La volonté d'être exactement sur le même temps que les autres fait que l'on est obligé d'être beaucoup plus attentif à sa propre respiration. J'apprends les danses avec les danseurs, je leur donne la force ou la relation à ça, et après j'essaie qu'ils continuent dans ce même chant intérieur.
Votre danse est très charnelle au sens de la chair, de sa lourdeur, de son poids dans l'espace et dans le temps mais aussi de son rapport à la matière.
Je dirais que c'est justement dans cette espèce de fluidité que l'on peut transmettre ou voir apparaître… J'attends des corps, j'engage et j'enseigne la notion de liquidité. La conscience du poids du corps n'est pas la conscience d'un poids unique, déversé, qui serait abandonné, mais la conscience de la chair et des os qui s'opposent au corps, à l'axe qui s'élève.
C'est du sol que je peux marcher. En même temps que le corps squelette, le corps centre émerge, tout ce qui est latéral va vers le sol. Il y a une opposition constante à l'intérieur même du corps qui crée cette idée de matière. Je m'y intéresse simplement parce que cela fait partie de moi, je suis entre l'air et l'eau en permanence.
Aujourd'hui, dans mon travail avec mes danseurs, je suis dans quelque chose de beaucoup plus physique, dans une matière bien plus évidente, qui ne passe pas par une image académique ou classique. Même si les quelques années de danse classique que j'ai traversées sont certainement restées dans mon corps… J'utilise des pas malgré moi, mais je n'utilise pas le vocabulaire de la danse classique stricto sensu, pas du tout.
Pourquoi l'eau?
A ça, je ne peux pas le dire !. L'eau, c'est un élément… Pourquoi l'eau, mais pourquoi l'air? Comme je le dis souvent, je suis aussi bien dans l'eau que dans l'air, et je ne pense pas que l'on puisse travailler l'eau sans travailler l'air et vice versa. Ce sont deux éléments qui se nourrissent en permanence. Le temps fort de l'eau, ce qui permet de rentrer dans l'eau, c'est l'appel d'air. Maintenant si l'on veut travailler l'air, on est obligé, on se doit d'être bien ancré dans l'eau, donc très lourd et très liquide, mais ce poids ne s'opère qu'à un endroit du corps, en l'occurrence le pied, enfin quelque chose qui va dans le sol. C'est le jonglage entre ces deux éléments qui me fonde.
Alors pourquoi l'eau? Un de mes derniers spectacles s'appelle "Rien ne laisse présager de l'état de l'eau". J'avais envie de travailler plus précisément sur l'élément eau, même s'il y a 12 ans j'ai fait un spectacle intitulé "Projet de la matière", dans lequel on était déjà dans cette idée d'abandon, de corps liquide. Mais c'était un spectacle visuellement plus aérien, plus léger. Alors que "Rien ne laisse présager de l'état de l'eau" renvoie peut-être plus au sol, avec des rapports de corps plus confrontant. Deux corps s'opposent, luttent, trouvent parfois justement dans le relâchement cette qualité de l'eau. Nous sommes allés chercher une physicalité qui n'a strictement rien à voir avec la danse. D'ailleurs, dans cette création, il n'y a pas une once de danse qui vienne de moi. Tout a été créé par les danseurs, à travers l'improvisation dans laquelle je les ai dirigés.
Quel est votre rapport à la salle, au public ?
En tant que chorégraphe et en tant que danseuse, mon rapport au public est beaucoup plus dans quelque chose d'intérieur que dans l’intention d’accrocher absolument le public. Je ne cherche pas à l'accrocher. Je chercherais toujours à l'émouvoir, mais à l'émouvoir par une mise en espace, par une mise en temps, par une mise en lumière. Et puis, j'attends du spectateur qu'il s'investisse…
Odile, qu'est-ce pour vous qu’un bon danseur?
Je dirais qu'un bon danseur est quelqu'un d'attentif aux attentes du chorégraphe, prêt à se remettre en question et à y entrer sans perdre sa personnalité et son autonomie face à ce qui lui est demandé. C'est quelqu'un qui a une concentration suffisante pour être présent à chaque fois, là où il faut. Quelqu'un qui a le sens de l'espace, de la musicalité. Quelqu'un qui a le sens de l'écoute des autres, qui apprécie les personnes avec lesquelles il est. Si en plus il sait bien danser, c'est encore mieux…
Avez-vous le sentiment que votre danse raconte quelque chose du monde contemporain?
Je ne sais pas. Du monde contemporain ? Je ne sais pas. Raconter quelque chose du monde, c'est ce que j'essaie de faire mais pas du tout en cherchant à raconter.
Je dis toujours que ce que j'essaie de transmettre dans mes spectacles, ce sont les émotions que j'ai moi-même traversées, à travers des rencontres, des situations… mais c'est aussi ce que je vis au niveau émotif, ce qui m'émeut, moi, ce qui vous émeut, vous, chacun de nous.
Le créateur se pose toujours le problème de l'intégrité : pour cela, il doit être le plus exigeant possible par rapport à ce qu'il apprécierait en regardant, aller au plus près de ça. Si je regarde quelque chose et que je me dis: « je savais que ça allait arriver là » ou, « c'est du déjà vu » ou, « c'est un peu trop facile », alors je me dois de ne pas rentrer là-dedans. Être exigeante tout en laissant traverser des instants d'émotion. Je dis bien des instants d'émotion, en pensant au public et en même temps à ce qui m'aurait émue, moi. L'agencement cherché dans mes créations, je veux le faire en fonction des moments qui m'ont émue dans les improvisations des danseurs. Ce qui m'aurait émue si j'avais été le public d'un spectacle…
Odile, que signifie pour vous « danser »?
Pour moi, danser c'est vivre. De toutes les façons, je n'ai jamais vécu sans danser. Je ne sais pas ce que c'est que de ne pas danser. Parfois, on me demande mon premier souvenir de danseuse, je n'ai pas de premier souvenir de danseuse parce que –c'est ma famille qui le raconte- paraît-il, je dansais avant de savoir marcher. On m'a mis tout de suite dans un cours de danse, à Aix-en-Provence, chez Hélène Mansio, très connue encore à Aix. Je me suis retrouvée dès l'âge de 5 ans sur le plateau du théâtre du Jeu de Paume. J'ai baigné dans la danse dès mon plus jeune âge, je vis dans la danse. Ma tête, ma pensée, est faite de courbes, de lignes, de… Je ne sais pas ce qu'est la danse, pour moi, c'est vraiment vivre.
Maintenant, qu'est-ce que danser? C'est être conscient de ce que l'on est en train de faire. Là, je vous parle, je ne suis plus consciente du tout, mais si je commence à penser à ce que je suis en train de faire, je peux tout de suite entrer dans la danse, parce que je prends conscience de l'instant que je suis en train de vivre. On est déjà à ce moment-là dans la danse parce que l'on est à l'écoute de sa respiration… et puis danser pour moi, c'est entrer dans le plaisir. Je parle beaucoup de plaisir dans les cours. Cela m'insupporte de voir les danseurs qui montrent la souffrance, sauf si c'est une volonté politique, artistique, ou autre. Voir la souffrance, les muscles bien ronds et la sueur et la transpiration venir… Si ça vient. Mais mettre en évidence la douleur, je ne peux pas. Donc j'évoque toujours l'idée de plaisir. Pas le plaisir démontré, la façon de se mettre en émotion, le plaisir émotionnel.
Odile Duboc, merci.
Istres 2006, Théâtre de l'Olivier
"Nuit hexoise" Photo Christiane Robin
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