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Raffaella Giordano


Raffaella Giordano, nous venons de voir votre solo et nous sommes encore dans l’émotion. Ce qui frappe c’est le parti pris de l’extrême lenteur. Par ailleurs le solo est peut-être ce qu’il y a de plus difficile. Pouvez vous en parler?


Déjà j’ai envie de dire que c’est une longue histoire !


Nous avons le temps…


Je ne sais pas si c’est un parti pris, c’est de l’énergie. Je m’attache à la lenteur de faire, dans une sorte de calme qui n’est pas toujours calme. J’accueille tout ce qui se passe dans ce temps qui s’expose, sans surexposition, comme dans la photographie. Le corps se laisse poser dans l’espace et dans le temps, ce n’est pas un ralenti pour moi, mais aller tranquillement. Tout l’espace s’ouvre à la relation avec le temps, avec l’espace, entre moi et moi, entre moi et l’autre. Naturellement, ça bouge dedans énormément. Dedans et dehors, ce n’est pas toujours évident.

J’avoue que ce soir ce n’était pas facile. Ce que je dis est simple mais ce n’est pas non plus évident. Ce n’est pas un choix à priori, ça c’est imposé tout doucement. Pour moi, c’est clair que ça devait être comme ça, la dynamique se fait autre part, dans le meilleur des cas. C’est un travail intime mais il ne se referme pas sur lui-même, il y a une pudeur dans le visage, le corps est très exposé. Le visage n’entre pas directement, c’est comme s’il laissait les vapeurs aller seules en lui. C’est une cure aussi, une attention sensible aux choses. Ca a à voir avec l’amour, avec le manque.

J’ai un peu traversé le chant des chants qui est un texte très mystérieux, il y a beaucoup d’amour, de vide aussi. Comme se tenir proche, même quand il n’y a plus rien, quand l’autre disparaît ?

A la longue, l’écriture se marie fortement à la forme, quoiqu’elle soit pleine de substance. Mais je me confie aussi beaucoup aux signes, à l’écriture, comme elle a émergé.




Vous semblez extrêmement exposée dans ce solo, dans votre intimité…


Oui, absolument. Je suis, je me sens très exposée. Accueillir tous ses yeux sur le corps dans le désir d’être ensemble, comme pour dire « vous pouvez faire une partie du voyage dans mon corps ».


Il m’a semblé que très souvent vous étiez à l’écoute de la salle, que vous regardiez les gens devant vous…


A l’écoute oui, mais pas spécifiquement de la salle, c’est un tout. Ca peut se poser sur le temps, sur l’espace, sur le bruit, sur le sang, sur les os, tout est relié.

Je ne regarde presque jamais dans le sens de regarder. Il y a des pièces dans lesquelles je regarde les yeux, il y a dans chaque pièce des qualités de regard différentes, mais dans celle là pas vraiment, c’est plutôt l’espace, tout le vivant. J’écoute le vivant qui est dans cet espace, dont je fais partie aussi.



Ce travail est très différent de « Sans Titre » et « Queur ». Il y avait dans les pièces précédentes un goût très fort de la provocation, ça faisait par moment penser à Fellini. Peut-on dire qu’il y a une école Italienne ou est-ce simplement le style Raffaella Giordano ?


Ce n’est pas facile parce que dans tes questions il y en a trois ou quatre !

Oui, elle est différente des autres pièces. Pour moi les questionnements sont toujours les mêmes, ça va avec la présence, avec le vivant, avec l’absence. Laisser parler entre, au-delà, ce qui se fait aussi dans le présent. Pour moi cette pièce est très proche de « Queur » dans une forme diamétralement opposée: le présent y joue très fort, avec une qualité d’exposition complètement différente. C’est une exposition extrême : là il n’y a plus rien, je suis vraiment très nue. Il y a moi, mes chaussures, un morceau de terre que je laisse tout de suite, il n’y a rien autour, c’est dans le vide. Dans « Queur » il y a un tas de choses, ça joue sur des températures et sur des rythmes, c’est complètement différent. Ca devient compliqué de dire que c’est la même chose, ce n’est pas ça, mais les moteurs sont toujours les mêmes.

C’est comme si à ce moment là de ma vie -parce que chaque pièce est aussi reliée au devenir- la question du langage faisait sa route. Ma propre vie et mon rapport aux choses, ce n’est jamais un choix rationnel, ça s’impose.

Quelque chose émerge qui fait un grand feu à un endroit, et ça se révèle. Après, les formes sont très différentes, mais pour moi il y a un lien très fort, quelque chose qui peut se tirer, une base qui traverse toute les pièces. Et puis je ne dirais pas qu’il existe un style italien, chaque base est très disséminée, il y a beaucoup de choses différentes. Tu le dis peut-être par rapport à Fellini, je ne peux pas dire que c’était mon auteur de référence. Après, tout influence le tout, c’est l’histoire, l’art du cinéma, de la peinture, à partir de quelque chose de très proche et à grands cercle, on est beaucoup plus contenant de l’histoire qu’on ne le pense. Mais je me sens plus proche de Tarkovski.

Un style Italien je ne saurais dire. Vous sentez quelque chose qui aurait à voir avec le cheminement ?



Il m’a semblé qu’il y avait dans « Queur » et « Sans titre », pas dans cette pièce, des références très fortes à la crucifixions, à une imagerie religieuse que vous preniez avec un certain décalage…


Ce n’est jamais choisi, c’est encore une fois advenu. Avenuto. Oui, il y a ici aussi un sens du rituel très fort. Il n’y a aucune surexposition, je ne suis pas dans l’inspiration, dans l’expression, ça se fait ailleurs. Ca se laisse faire, dans le meilleur des cas. La matière se fait plus ou moins visible, c’est strictement lié à ma disponibilité intérieure profonde. Des fois ça se fait plus facilement, des fois c’est un peu plus dur.



"Queur"


Vous ne partez pas d‘une écriture ni d’un propos mais d’une impression, comment écrivez vous ?


Dans cette pièce j’ai tracé un trait, le tout s’est fait dans un temps très long. J’ai eu besoin de temps, non que je travaille tout le temps, mais que le temps passe et que ça s’inscrive.

Ca s’est inscrit tout doucement, j’ai commencé par des matrices, des bases toutes simples. Tous les gestes sont enfants de très peu de signes, trois ou quatre, ça se développe toujours à partir de ça. En ce sens, c’est très pur. C’étaient des lieux où j’étais très proche de moi-même. J’avais de matrices, comme pour bâtir des maisons, des « matone », tu sais, qu’on met les uns sur les autres.

La composition s’est faite tout doucement, chaque fois que quelqu’un venait me regarder. J’ai invité des yeux tout le long, pour être devant des yeux. Je traversais ces matrices dans le temps et dans l’espace, ça se composait tout doucement chaque fois que j’étais devant quelqu’un.

Ca n’a pas du tout été quelque chose de rationnel. Après, quand je me regardais, j’introduisais des équilibres formels aussi, mais comme des ajustements. Je sentais si ça montait, si ça descendait, si c’était vertical ou horizontal. Ca pouvait aider un peu plus la lisibilité de certaines choses, des paramètres, je me suis appuyé à ça, mais sinon ça venait avec le regard de l’autre. Ca ne m’était jamais arrivé comme ça. C’était comme si toute seule je n’avais aucune raison de mettre ensemble les choses. Toute seule je pouvais trouver mon lieu, la qualité, les marques primaires, mais pas le déroulement. Je comprenais après. Il y a eu des étapes importantes dans la pièce.



"Sans Titre"


D’une certaine façon, quand vous créez, vous ne savez pas ce que vous faites ni ce que vous dites, vous ne savez pas ce que vous voulez dire…


Pas exactement. Disons qu’il y a tout un tas de choses que je voudrais dire, mais qui se révèlent n’être pas les vrais choses qui veulent se dire, c’est plutôt la tête, on voudrait mais ce n’est pas là vraiment. Il y a d’autres choses qui sont plus réellement, plus profondément nécessaires, je n’arrive pas tout de suite à faire la distinction, il faut du temps. Mais quand même, il y a des choses qui peuvent m’appeler plus clairement. Par exemple dans « queur » il y a des choses claires pour moi, des expositions, se laisser tomber, le langage de l’écriture chorégraphique donc, enlever les barrières du juste pas juste, du beau pas beau, sur scène hors scène, avec « l’obliquité » de chacun dans la quotidienneté. Dans cette pièce il n’y a rien de nouveau, juste très fortement la question de l’écriture du corps dans ses fondamentaux, la question de l’amour, la question du sens.

Où est-il ?



N’est-ce pas justement un paradoxe majeur de choisir un mode d’expression qui se passe complètement des mots ?


Pourquoi ? Pour dire des choses ? Oui et non. Je sens les paradoxes bien ailleurs que là. La parole a une fonction et le corps amène une autre partie de cette fonction, ce que dit le corps n’est pas traduisible. La parole ne dit pas exactement la chose, elle l’indique, mais ça ne commence pas vraiment par là.

Non, le corps est vraiment le lieu de notre mystère, de notre existence, ça n’enlève rien à la parole, mais je sens qu’il dit. C’est peut-être moins évident par rapport au système qu’on a mis debout, qui est plutôt un système mental, à travers les explications, les mots, la compréhension qui sert à beaucoup de choses, mais le corps dit beaucoup.



"Tu non me perdara mai"


Il serait plus du côté de l’émotion que de l’intellect ?


Ouais, là aussi, oui, il y a l’émotion, mais il y a un ordre qu’on ne nomme pas facilement, ce n’est ni l’intellect ni l’émotion, il y a aussi une intelligence, un intellect dans le corps, une mémoire qui n’est pas seulement d’émotion. Emotion peut-être dans le sens que ça bouge, ça nous fait bouger, mais pas au sens « Je m’émeus », au sens sentimental.



Que ressentez vous quand vous êtes sur scène ?


Ah ! Ca dépend vraiment des fois et des moments. Ca change énormément, je peux ressentir la joie la plus extrême, l’ouverture la plus extrême, et soudain une fermeture, quelque chose qui arrive. Et puis c’est un voyage, des fois je suis complètement hors de la pensée, je ressens profondément et je me relie, des fois tout se détache, je ne pourrais pas dire une chose, il y en a vraiment beaucoup. Ca joue dans les distances, dans ce qui est tout proche, dans ce qui est très loin.


C’est quoi, s’exposer ?


Se laisser regarder. Je suis dans l’enjeu d’être en représentation, je n’existe pas sans les autres. C’est pour donner, échanger, partager.

Il y a là une question entre le vrai et le faux, s’exposer c’est laisser les yeux t’approcher sans que tu choisisses ce que tu veux qu’ils voient ou pas. Se laisser regarder. Je me sens très « deshéréditée » de mon image. C’est un désordre général. Disons que la racine primaire de l’arbre c’est un contact avec moi-même, qui en même temps ne peut exister sans l’autre. En même temps ça ne peut pas être quelque chose que je fais pour toi. Ce serait un paradoxe. Ca n’a rien à voir avec le consensus, avec

« te chercher ». Ca part là, c’est sûr que ça partage, rien ne peut exister sans l’autre, mais en même temps je prends la responsabilité d’être incorporée dans ce corps et je ne peux que partager ce contact qui s’éloigne et qui s’approche, qui reste dans le contact. Ca ne pourra jamais être l’inverse.




C’est quoi la danse pour vous?


C’est une toute autre question. Pour moi, pour vous, je ne sais pas. Il n’y a aucune définition pour moi qui peut contenir ce que serait la danse pour moi. Vraiment aucune. Dés lors que je suis dans le geste et dans le corps, j’entame une question qui a à voir avec la danse. Quand je suis en contact et en relation avec moi, un espace, un temps, dans mon corps, à travers ce corps, la danse est là.


Vous entrez sur scène en passant par la salle, est-ce important ou pourriez vous demain faire tout autre chose ?


C’est très important pour moi de partir de là.

Et je ne vous dirais pas pourquoi.


Pour la question que vous me posiez tout à l’heure j’aimerais demander à Barbara Sarreau -qui est danseuse et chorégraphe- ce qu’elle veut bien dire de la pièce…


Barbara Sarreau : Je suis très touchée de l’état de corps d’une femme sur un plateau et je sens vraiment ça dans ton travail, dans le rapport au sol, un peu dans la verticalité, j’aime ce rapport à ce corps de femme. Quand je te vois je ne vois que la femme et ça me touche beaucoup. L’idée de la porosité comme une pierre qui s’effrite et qui donne en même temps toute la douceur de ce qui tombe, de ce qui reste, de ce qui est, donc. C’est presque une nature morte, une nature morte vivante, quelque chose qui se pose.


Raffaella Giordano : C’est beau ça ! Puisque je sens que j’ai été proche de moi-même, peut-être plus proche que jamais dans cette pièce, je suis femme. J’ai donc rencontré aussi cette partie. J’ai conquis la verticalité dans les six mois ou j’ai travaillé, mais j’avoue que ce soir je n’y arrivais pas. C’était dur d’assumer cette ouverture complète. J’avais une contrainte, c’est surtout parce qu’il faut mais il y en a toujours, accueillir et respirer c’était assez dur. J’ai « interloqué » avec ça. Tout se voit, c’est terrible, la lecture est, j’imagine, complètement ouverte. Chacun y met toute sa mémoire et tout son être, s’il ne se ferme pas ou s’il ne s’endort pas, il peut être aussi tout à fait détaché, il y a une attente, et dans ce temps on ne peut faire ni l’un ni l’autre. Mais il y a aussi l’espace vide et la figure dans l’espace.



"La Notte Transfigurata"


Une dernière question, y a-t-il un rapport privilégié entre la danse et la féminité ?


Non. Aujourd’hui je vais dire non.


Raffaella Giordano, merci.

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